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— Nina est toujours dans la lune.

Et Nina souriait en regardant les cheveux noirs, les poignets secs, les doigts, les chaussures de Michel. Pendant deux jours, l’égratignure de sa joue gauche retint l’attention de la jeune fille. Puis l’égratignure disparut. Elle la regretta.

Cependant, Tania et Michel ne devinaient pas les pensées de Nina et tentaient de la divertir par tous les moyens. Ils l’emmenaient au théâtre, au restaurant, au concert. Toutes ces distractions, Nina les acceptait avec indifférence. Ses rêves l’absorbaient trop pour qu’elle pût prendre part à la vie des autres. Sans se lasser, elle retournait en esprit au souvenir de la calèche emballée à travers le parc Pétrovsky. Elle revoyait avec exactitude les moindres détails de l’aventure. Elle suivait, d’un regard intérieur, le geste de son beau-frère, accroché en plein vol au marchepied, balayant de la main la route furieuse. Les cheveux de Michel étaient défaits par le vent. Sa cravate flottait. La vitesse et l’effort sculptaient son visage luisant. Lorsqu’il avait tiré les guides, en basculant de tout le corps et en criant : Ho ! d’une voix rauque, elle avait senti qu’elle-même était étranglée, arrêtée, avec les chevaux.

Elle n’aurait jamais cru que cet homme ponctuel, intègre et sérieux recélât tant de courage et tant de volonté. Dans un grand désarroi, elle s’avoua qu’elle aimait le mari de sa sœur.

Cette révélation se confirma pendant la messe solennelle des Pâques. Le prêtre ayant proclamé la résurrection du Christ, une houle parcourut l’assistance constellée de flammes. Les fidèles se tournaient les uns vers les autres pour échanger le baiser de paix en murmurant : « Christ est ressuscité. » Michel embrassa Tania, se pencha vers Nina, qui se tenait à sa gauche. Une joie sacrilège envahit le cœur de la jeune fille. Elle vit avec extase le visage de Michel s’incliner vers le sien. Dans le chant des chœurs, il lui semblait entendre des accents de colère et de volupté.

Le jour suivant, Nina se prétendit malade et refusa de descendre saluer les visites, qui affluaient dans le salon des Danoff à l’occasion des fêtes. Elle était atterrée par sa découverte. Des inspirations folles la dressaient, haletante, devant sa glace. Elle s’imaginait avouant son amour à Michel. Il poussait un grand cri, la saisissait à bras-le-corps, déchirait ses vêtements et baisait gloutonnement sa peau nue. Puis, ils fuyaient ensemble. Et Tania se pendait de désespoir au centre de la salle à manger. Ou bien, c’était Tania qui démasquait le subterfuge de sa sœur, la giflait à toute volée, appelait les domestiques et désignait la jeune fille à leurs quolibets. Tout le monde riait autour de Nina. On lui crachait au visage, et elle essuyait les crachats tièdes avec son poignet. La cuisinière lui lançait des épluchures de pommes de terre à la tête. Le cocher faisait siffler son grand fouet à travers la pièce. Ses parents surgissaient à leur tour, et la maudissaient avec de vieilles formules slavonnes. Ils étaient accompagnés de prêtres, dont les vêtements d’or bruissaient comme le feuillage d’une forêt dans le vent. Un patriarche venait enfin et s’écriait d’une grande voix noire, qui déchirait sa barbe et faisait éclater ses yeux de verre étincelants : « Elle a conçu le péché dans le temple du Seigneur, le jour de la résurrection du Seigneur. Anathème ! »

Comme le soir tombait, Nina, épuisée par les sanglots, se coucha tout habillée sur son lit et désira mourir. Elle ne voyait pas d’autre solution à ce dilemme atroce : elle ne pouvait pas vivre sans Michel, et Michel était le mari de Tania.

— Oh ! je la déteste pour sa chance, gémit Nina.

De nouveau, de gros hoquets lui coupèrent le souffle. Sa dépravation lui paraissait monstrueuse. Elle ne comprenait pas qu’un pareil sentiment pût naître dans son cœur, dans son corps qu’elle connaissait si bien. Elle s’imaginait possédée par le diable. Et elle ne savait quelle prière dire pour se débarrasser de son mal. D’ailleurs, lui eût-on offert de la guérir de cet amour coupable, qu’elle eût préféré mourir avec sa honte que vivre dépouillée de toute illusion. Personne au monde n’avait subi une passion semblable. Elle était fière d’être maudite. Elle était heureuse d’être malheureuse.

L’ombre descendait lentement dans la chambre tendue de brocatelle bleu tendre. Le baldaquin du lit se gonflait d’une nuit légère. Les meubles s’appuyaient les uns aux autres. Un bouquet de roses trempait dans un vase de cristal à facettes. Tout cela était si joli, si précieux, et elle était si triste ! D’une voix faible, elle appela :

— Maman… mamotchka

Son oreiller était humide. Sa figure brûlait. Sûrement, elle avait la fièvre. Comme elle essayait de s’asseoir dans son lit, elle entendit frapper à la porte.

— C’est moi, Michel, dit une voix familière.

Elle n’eut pas le temps de répondre. Déjà, il était devant elle.

— Eh bien, que se passe-t-il ?

Il se tenait debout près du lit, la tête légèrement penchée sur l’épaule, les mains glissées dans les poches de son veston. Nina ne pouvait détacher les yeux de son visage, elle éprouvait à la fois une terreur atroce et une joie bondissante qui lui défonçaient les côtes. Elle balbutia :

— Il ne fallait pas venir !

Il attira une chaise et s’assit à son chevet.

— Vous ne vous êtes pas montrée de l’après-midi. Sans doute, êtes-vous souffrante ? Tania est encore avec les invités. Elle m’a envoyé prendre de vos nouvelles…

Il disait les choses les plus banales et, cependant, il semblait à Nina que chacun de ses mots se doublait d’un sens maléfique. Elle sentait sa langue se durcir et coller contre son palais. Elle répéta :

— Il ne fallait pas venir… Il faut vous en aller…

— Qu’avez-vous ? dit Michel.

Et il posa deux doigts sur le poignet de la jeune fille. Au contact de cette peau tiède, elle tressaillit, baissa la tête. La main de Michel était toute proche de sa main. Il y eut dans son cœur un élan de bonheur aigu. L’émotion fut si forte que des larmes lui montèrent aux paupières. La chambre entière dansait devant ses yeux.

— Je suis bien, murmura-t-elle. Je suis heureuse que vous soyez venu…

— Si j’avais su, je serais venu plus tôt, dit-il. Ces visites sont assommantes !

Elle se mit à rire drôlement, et le son de sa voix lui fit peur. Il était venu prendre de ses nouvelles. Il lui tenait la main. Et ils se trouvaient seuls dans une chambre close, seuls comme des amants, comme des époux. Quelque chose de chaud et de tumultueux montait dans sa poitrine. Tout son ventre battait. Au bout d’un moment, il lui sembla qu’un liséré lumineux vibrait autour du visage de Michel. Les yeux de Michel devenaient énormes. Pourquoi la regardait-il ainsi ?

— N’avez-vous besoin de rien ? demanda-t-il.

Elle balança la tête sans répondre. Le regard de Michel l’engourdissait lentement. Tout à coup, elle s’entendit parler. Le ton était calme. Elle disait :

— Je vous aime, Michel.

Il eut un mouvement de recul et ses sourcils descendirent sur ses yeux noirs.

— Vous êtes folle ? murmura-t-il.

Elle répéta :

— Je vous aime, Michel.

Il était très agréable de prononcer devant lui les paroles qu’elle avait si souvent criées seule, dans sa chambre. Cet aveu la soulageait, la purifiait merveilleusement.

— Je vous aime, Michel, reprit-elle. Depuis que vous êtes là, je me sens heureuse… Je ne peux vivre ailleurs qu’à vos côtés… Je ne savais pas comment vous le dire… Et voilà… C’est si simple…