— Vous continuerez à vous occuper des abeilles ?
— Non, Braniloff a entrepris un gros ouvrage sur l’histoire universelle de l’agriculture. Il recherche les documents et je rédige le texte. Il ne terminera jamais son travail. J’ai du pain sur la planche.
— On pourra donc vous joindre chez lui…
— Tous les jours, de neuf heures à midi.
— Et après ?
Nicolas eut un geste vague de la main :
— Dites aussi à mes parents que vous m’avez trouvé très sain d’esprit, très bien portant, très attentif à leur chagrin. Dites-leur que, sans renoncer à mes idées politiques, je vous ai promis d’être prudent. Dites-leur… tout ce qui pourrait apaiser leur inquiétude.
— Vous me demandez de mentir.
— Pas tout à fait…
Michel regarda son beau-frère avec tristesse.
— Nicolas, Nicolas, dit-il, vous méritez une existence meilleure…
Cependant, il ne pouvait s’interdire d’admirer la fermeté de Nicolas dans le renoncement. Il eût souhaité gagner sa confiance, devenir son ami, l’aider à vivre. Maladroitement, il glissa la main dans sa poche, tira quelques assignats, les roula dans ses doigts impatients. Nicolas observait son geste et dit d’une voix douce :
— Non. Je vous remercie. Pas ça.
Michel n’osa pas insister. Son costume neuf lui pesait aux épaules. Son faux col glacé lui sciait le cou.
— Reviendrez-vous nous voir ? demanda-t-il.
— Oui, dit Nicolas. Plus tard…
Une porte battit au fond du couloir. Nicolas tourna la tête.
— Voici Braniloff. Voulez-vous lui parler ?
— Non, j’ai hâte de rentrer chez moi pour écrire à vos parents, dit Michel, et il se leva de sa chaise.
Lorsqu’il fut dans la rue, un sentiment d’insuffisance lui confirma son échec. Mais il réagit contre cet abattement passager, et se mit en devoir de composer mentalement la lettre qu’il adresserait à Constantin Kirillovitch. Dans cette lettre, il lui annoncerait, bien sûr, la rupture de ses pourparlers avec Nicolas, mais il tenterait aussi de le rassurer sur l’avenir du jeune homme.
Rentré chez lui, avant même de passer à table pour déjeuner, Michel s’enferma dans son bureau et rédigea la lettre dans cet esprit charitable et conciliant. En vérité, il était un peu honteux de falsifier ainsi sa pensée, mais ce mensonge était nécessaire. Son père même n’eût pas agi autrement. Cette idée tranquillisa Michel. Pour décharger tout à fait sa conscience, il écrivit aussi à ses parents. Il y avait longtemps qu’il ne les avait pas revus, et Alexandre Lvovitch, surtout, lui manquait. Un moment, il rêva d’organiser un voyage à Armavir, mais ses affaires lui prenaient trop de temps. Que sa vie était donc étrange ! Autour de lui, se déchaînaient des bourrasques : Lioubov s’enfuyait avec un acteur, Nicolas participait à la lutte clandestine, Volodia perdait la tête à cause d’une femme rousse qui se refusait à lui, Nina délirait d’un amour coupable. À lui seul, il n’arrivait rien. Au centre de ces passions disparates et violentes, il demeurait immobile, toujours semblable à lui-même, privé d’aventures et heureux de son sort. « Ils doivent me prendre pour un imbécile, songea-t-il, ou pour un homme sans cœur. » Il sourit à cette pensée. Était-ce donc sa faute si le travail lui tenait lieu de distraction pathétique ?
Un instant, il se rappela Nina, les paroles incohérentes qu’elle avait prononcées, et son pauvre visage penché à la fenêtre du wagon. Une courte tristesse lui traversa le cœur. Bah ! elle n’était qu’une gamine. Elle se calmerait aussi vite qu’elle s’était enflammée.
Comme il cachetait la lettre destinée à son père, un doigt discret frappa à la porte :
— Monsieur est servi, dit le valet de chambre.
Cette voix lui fit du bien. Il lui semblait, tout à coup, qu’il émergeait d’un marécage de tracas. « Ils finiraient par me tourner en bourrique avec leurs histoires ! » Avant de quitter la pièce, il la parcourut d’un regard satisfait. Tout était en ordre. Les papiers, le buvard, l’encrier, les livres. À travers les vitres voilées de tulle, un rayon de soleil pâle tombait obliquement sur le tapis aux couleurs fraîches.
— Tu viens Michel ? cria Tania en passant dans le corridor.
Il répondit avec entrain :
— J’arrive.
Et il sortit du bureau en sifflotant.
CHAPITRE XIV
Après le billet aimable qu’Olga Varlamoff lui avait envoyé pour le remercier de ses roses, Volodia reprit courage et se rendit chez elle au thé rituel du jeudi. Olga Varlamoff l’accueillit avec la meilleure grâce du monde, le gronda pour sa longue absence, lui demanda même de rester après le départ de ses invitées. On eût dit qu’elle ne se souvenait plus des aveux de Volodia, ou que ces aveux lui paraissaient négligeables. Lorsqu’ils furent seuls, Volodia la pria de lui présenter son fils. L’enfant était en visite chez des cousins. Volodia feignit d’en être désolé.
— J’ai beaucoup changé, dit-il. Il me semble que votre influence sur moi est salutaire. Ah ! si vous pouviez me conseiller, me guider un peu…
Il avait réfléchi que cette attitude repentante devait flatter la jeune femme et endormir ses soupçons. Il ne se trompait pas. Olga Varlamoff le conduisit dans le boudoir beige et lui apporta un album de photographies. Il le feuilleta sagement avec elle, la questionnant sur ses parents, sur ses amis.
— J’aimerais vous mieux connaître, disait-il humblement. Près de vous, je me sens meilleur. Seul, ou parmi les autres, je comprends que je gâche ma vie. À présent que nous sommes amis, vous pouvez bien me dire ce qui vous déplaît en moi. Mon physique ?
Elle se mit à rire.
— Mon moral ?
— Oui, dit-elle. Vous êtes l’être le plus paresseux, le plus fat, le plus versatile et le plus dangereux que j’aie rencontré.
Il fit un petit air penaud et se cacha la tête dans ses mains.
— Vous êtes dure ! dit-il.
— Parce que vous m’êtes sympathique. Si je n’avais aucune amitié pour vous, je vous laisserais étouffer sous vos défauts. Mais je veux vous sauver.
— Que faut-il entreprendre ?
— Tâchez de travailler, et, déjà, vous aurez fait un pas vers la guérison.
— Mais je travaille, répondit-il le plus sérieusement du monde. Je dirige la publicité des Établissements Danoff.
— Je n’appelle pas cela travailler. Michel Danoff vous a offert une sinécure. Vous allez au bureau aux heures qui vous conviennent, et surtout pour bavarder avec votre ami. Il faut faire autre chose…
Il la regarda droit dans les yeux avec une expression loyale. Puis il proféra gravement :
— Je vous promets d’essayer. J’ai toujours voulu écrire. Mais la patience me manquait. Encouragé par vous, je vais m’atteler à la tâche. Et, si vous le permettez, je viendrai quêter vos conseils, mendier votre approbation…
— Je ne suis guère qualifiée…
— Si ! s’écria-t-il, vous êtes une créature admirable, un ange…
— Pas de compliments entre nous !
— Pas de compliments. Vous avez raison. Francs et rudes, tels seront nos rapports.
Il la quitta sur un salut respectueux, et se précipita chez Tania pour lui raconter que ses affaires étaient en bonne voie.
Le soir même, il condamna sa porte aux amis, étala du papier sur sa table, et se mit en devoir d’écrire un long poème sur l’amour malheureux. En grappillant dans les œuvres de Pouchkine et de Lermontov, il put étager une trentaine de vers passables, qu’il se récita, la main sur le cœur, avec étonnement. En toute sincérité, il était fier de sa nuit studieuse et du résultat obtenu. Pour la première fois, depuis des années, il lui semblait que le temps n’avait pas fondu entre ses doigts comme une vapeur, mais qu’il l’avait arrêté, marqué de son sceau, et qu’il méritait des louanges. Il envisagea même sérieusement de se consacrer à la carrière des lettres.