Le lendemain, il lut son poème à Olga Varlamoff. Elle le félicita et lui conseilla de s’attaquer à un roman.
— Me permettez-vous d’écrire notre histoire ? dit-il.
— Elle est bien mince.
— Je saurai l’étoffer !
Elle se mit à rire et lui avoua qu’elle attendait avec impatience le produit de son inspiration.
— J’appellerai le personnage féminin Olga Baranoff, et le personnage masculin Volodia Groudine…
— Comme ça, les curieux en seront pour leurs frais !
— Et j’intitulerai le volume : « Fumée »
— Dommage qu’on y ait pensé avant vous !
— Ou : « Vapeurs. »
— Vous songerez au titre quand vous aurez achevé le roman. Il suffit que vous ayez pris une résolution, et, déjà, pour vous, l’affaire est terminée. C’est un grand défaut. Je veillerai à vous en corriger.
À dater de ce jour, Volodia sacrifia quelques sorties avec ses amis pour s’astreindre à son nouveau travail. Ruben Sopianoff le traita de « lâcheur », et la bande vota une motion de méfiance à l’adresse du « membre fondateur » Bourine. Tous les jeudis, Volodia se rendait chez Olga Varlamoff, après le thé, pour lui lire un chapitre ou deux de son livre. L’histoire en était confuse, et les personnages manquaient de substance. Mais le style, tarabiscoté, faisait illusion. Olga Varlamoff écoutait, critiquait, priait Volodia de lui laisser les derniers feuillets pour les relire à tête reposée. Il s’établit entre eux une sorte de camaraderie affectueuse qui enchantait Olga Varlamoff et attisait l’impatience de Volodia. Certains jours, il lui semblait qu’Olga Varlamoff lui parlait sur un ton complice, et il cherchait une invite dans les moindres gestes de son hôtesse. Mais, la semaine suivante, elle lui paraissait hautaine, réservée, moqueuse, et il se désolait du terrain qu’il avait perdu. Il consultait Tania, et Tania lui recommandait la prudence. Il consultait ses amis de la bande, et ils lui enjoignaient de rompre avec cette faiseuse d’embarras. À plusieurs reprises, ils essayèrent de le consoler en l’entraînant chez de petites femmes joviales. Volodia buvait comme eux, chantait comme eux, et, comme eux, caressait les filles, mais il revenait chez lui, le cœur plein de dégoût et la bouche amère.
Au bout de trois mois, le roman de Volodia en était à son douzième chapitre, et son intimité avec Olga Varlamoff ne s’était ni resserrée, ni relâchée d’un cran. Ruben Sopianoff criait au scandale. À la réunion matinale des camarades, dans la chambre de Volodia, il n’était question que de sa maladie.
— Tu en crèveras, rugissait Sopianoff. Regarde ta pauvre mine. Cette femme est un vampire. Elle te suce le sang, la moelle épinière et le cervelet. Je propose que nous, tes amis, tes hommes de confiance, allions lui parler en ta faveur et la sommer de t’accepter dans son lit !
— Vous êtes des imbéciles, disait Volodia en mastiquant une tartine de charcuterie. Il m’a semblé, avant-hier, qu’elle était, comment dirai-je ? un peu plus… un peu moins…
— Elle est toujours un peu plus ou un peu moins qu’il ne faudrait, disait Stopper. Je connais des chevaux comme ça. Un peu plus, un peu moins… ils arrivent toujours dans les choux.
— Cela te ressemble fort de comparer une alcôve à une écurie, disait Vladislav Khoudenko. Moi, je trouve que Volodia a raison de miser sur le roman. Elle attend peut-être le dernier chapitre pour lui tomber dans les bras.
— Si c’était ça, s’écria Volodia, je ferais mourir mon héros dans la livraison de la semaine prochaine !
— Essaie toujours.
Volodia reposa sa tasse de thé sur le plateau qu’il tenait en équilibre sur ses genoux.
— Je réfléchis, dit-il.
Tous se turent. Volodia, assis sur son séant, les cheveux ébouriffés, la chemise largement ouverte, semblait visité par l’extase. Tout à coup, il se donna une claque sur le front.
— D’accord, dit-il. Le prochain chapitre sera le dernier, mes braves. J’y flanquerai de l’émotion à la pelle, et des baisers, et des agonies, et du sein qui palpite, et des serments éternels, et de la lune blanche à travers des feuillages vernis. Elle en veut ? Elle en aura. Et, si elle me repousse après cette lecture, c’est qu’elle n’a pas de cœur et ne mérite pas mes efforts.
— Bravo, dit Sopianoff.
Et il se pencha au-dessus du lit pour embrasser Volodia.
Il fallut quatre jours à Volodia pour achever le treizième et dernier chapitre de son roman. Le travail fut pénible, parce qu’il y avait un grand nombre de personnages dont il importait d’annoncer le mariage, la mort ou la séparation brusquée en quelques lignes. Les héros qui, au chapitre douze, étaient encore vigoureux et engagés dans des intrigues de longue haleine se défendirent contre ce cruel revirement imposé à leur destinée. Mais ils finirent par céder à la hâte amoureuse de Volodia. L’auteur lut son épilogue aux membres de la bande réunis en cénacle, et tout le monde fut d’accord pour louer son habileté et lui prédire un triomphe auprès de la belle rousse.
Le jeudi suivant, Volodia se rendit à cinq heures chez la Varlamoff. Par vanité, il contrôlait l’effet de son élégance sur le visage des passants. Toutes les femmes le remarquaient. Deux jeunes filles se retournèrent quand il descendit de voiture devant l’hôtel particulier aux lampadaires massifs. C’était bon signe. Volodia pénétra en habitué dans la vaste antichambre dallée et tendue de tapisseries à personnages. Ils s’arrêta étonné, cependant, de n’entendre pas la rumeur de voix qui l’accueillait toujours dès l’entrée.
Un laquais en gilet rouge et noir s’inclina devant lui et lui annonça d’un air respectueux que le fils de madame était au plus mal, et que madame s’excusait de ne pouvoir recevoir ses invités aujourd’hui. Volodia éprouva un dépit rageur à l’idée de ce contretemps. La politesse la plus élémentaire exigeait qu’il feignît de s’intéresser à la santé de l’enfant. Mais Volodia ne savait réfléchir qu’à ses ennuis personnels. Ce qui le frappait dans cette mésaventure, c’était l’obligation où il se trouvait de reporter à plus tard une entrevue dont il avait espéré tant de joie. Le reste ne comptait pas. Peut-être même cette maladie était-elle un prétexte pour l’éconduire ? La Varlamoff avait flairé le danger. Il grommela devant le laquais imperturbable :
— C’est trop bête !
— Le petit est très mal, dit l’homme. On parle de pneumonie…
— Oui, oui, répétait Volodia, perdu dans une rêverie égoïste. Et quand Mme Varlamoff compte-t-elle reprendre ses réceptions ? Vous ne savez pas ?… Bien sûr !… C’est bon… Je repasserai… Dites-lui que je repasserai…
Il se retrouva dans la rue, furieux contre la Varlamoff, contre l’enfant et contre lui-même. Il ne savait que faire de la journée. Son désœuvrement lui parut tragique. Il se rendit chez Tania pour lui expliquer son échec, mais elle n’était pas à la maison. Ruben Sopianoff, Stopper et Vladislav Khoudenko étaient sortis de leur côté. Le valet de chambre de Ruben affirmait que ces messieurs ne rentreraient pas avant dix heures du soir. Volodia résolut de passer aux Comptoirs Danoff pour bavarder avec Michel. Il y avait douze personnes dans l’antichambre de son ami. Un huissier, glabre et solennel, glissait entre les visiteurs, disparaissait derrière les doubles portes capitonnées du bureau directorial, revenait, chuchotait, repartait pour reparaître encore. Il demanda à Volodia s’il devait annoncer sa présence à Michel Alexandrovitch.