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— Non, non, je vais dans mon service, dit Volodia.

Les Danoff ne faisant aucune publicité et vivant sur leur seule réputation de maison riche et intègre, les fonctions de Volodia se limitaient au dépouillement du courrier et au refus circonstancié des offres de service. Il avait un petit bureau très clair, encombré de statuettes et d’estampes japonaises, un secrétaire barbu et méticuleux comme un horloger, et de grands cartons verts où dormaient des correspondances numérotées. Il passait une à deux heures par jour dans ce local somptueux et douillet, signant quelques lettres, cochant au crayon rouge des articles dans des journaux, et fumant de gros cigares avec un air absorbé. Mais, aujourd’hui, cette occupation même lui parut fastidieuse. Il quitta le bureau dix minutes après y être entré et se fit conduire à nouveau chez Ruben Sopianoff.

Il était six heures. Les jeunes gens n’étaient pas encore revenus de leur promenade. Volodia s’installa dans la petite salle à manger de Ruben et se fit servir de la vodka et du saucisson à l’ail. Ayant bu et mangé, il alla flâner dans la cuisine, rafla des cornichons dans un pot en verre, goûta une eau-de-vie que la cuisinière fabriquait elle-même, interrogea le laquais sur ses préférences en matière de vins, se parfuma, se lima les ongles, lança des fléchettes contre une cible en liège placée à la tête du lit de Ruben, essaya quelques grimaces devant le miroir, prit un livre, le reposa, commença une lettre de reproches ironiques à l’adresse d’Olga Varlamoff et la fourra dans sa poche. Sa tristesse lui enlevait toute suite dans les idées. Il ne savait plus de quoi il avait envie. Et il ne voyait aucune raison de vivre jusqu’au lendemain.

À neuf heures et demie, enfin, Ruben, Vova et Vladislav pénétraient dans le salon, où Volodia s’était assoupi, le derrière dans un fauteuil, et les pieds sur un guéridon. Au bruit, Volodia se réveilla et bondit à la rencontre de ses compagnons.

— Brutes infâmes ! Vous me lâchez au moment où j’agonise !

Sans leur donner le temps de placer un mot, il leur raconta sa mésaventure.

Tous l’écoutaient d’un air sombre. Quand il eut fini, Ruben déclara simplement :

— Ne compte pas sur moi pour te remonter le moral.

— Que se passe-t-il ? demanda Volodia.

— Mon père m’a coupé les vivres, dit Ruben. À midi, j’ai reçu sa lettre…

Le père de Ruben était un négociant arménien de Bakou, généreux et compréhensif, mais dont l’idée fixe était de marier son fils. Ruben ayant refusé d’épouser l’une des plus riches héritières de la région, les représailles ne s’étaient pas fait attendre.

— La situation est claire, dit Ruben. Je dois gagner de l’argent par moi-même ou perdre ma liberté.

— Prends un métier, dit Stopper.

— Il ne faut pas violenter sa nature, dit Ruben.

— Trouve une riche maîtresse, dit Vladislav. Elle t’entretiendra, t’achètera des lingeries fines, te gavera de friandises, et tu nous recevras, étendu sur un sofa écarlate.

— Autant vaut se marier, dit Ruben. Non. Il faut trouver autre chose.

Pendant près d’une heure, les amis discutèrent sur la tristesse de leur sort et les remèdes propres à conjurer leurs mauvaises fortunes respectives. Ruben plaignit Volodia. Volodia plaignit Ruben. Stopper et Khoudenko plaignirent Volodia et Ruben. En fin de compte, on décida de se rendre dans une maison de jeu clandestine, tenue par un dénommé Joseph Lewin. Ruben y tenterait sa chance et gagnerait peut-être de quoi se remettre à flot. Et Volodia trouverait dans le jeu une distraction à sa mélancolie.

À onze heures, les quatre gaillards débarquaient dans les salons de Joseph Lewin. Dans la première pièce, des jeunes gens, assis sur des canapés de cuir, mangeaient de la glace et bavardaient en riant très fort. Dans la deuxième pièce, une cohue de militaires, de fonctionnaires en uniforme et de civils se pressait autour de trois tables de jeu, dont la réverbération verdissait et déformait leurs visages. Le troisième salon, où pénétrèrent Volodia et ses compagnons, était réservé à la roulette. Il y régnait une fumée épaisse qui plafonnait mollement. Deux laquais passaient des rafraîchissements sur des plateaux tenus au-dessus de leur tête. Ruben Sopianoff avala trois verres de cognac à la file et se dirigea vers la table de la roulette. Volodia préféra se risquer au trente et quarante. Il laissa son ami sous la surveillance de Vladislav et de Vova, et les pria de le prévenir si les affaires de Ruben tournaient à la catastrophe. Lui-même s’installa devant le tapis vert, entre un Anglais à favoris jaunes et un gros colonel chauve.

De cette nuit, Volodia devait garder un souvenir violent et confus. Il jouait noir et gagnait. Il jouait rouge et gagnait. Il changeait de table et gagnait encore. Il but beaucoup de bière et de cognac, eut une altercation sévère avec un officier qui lui avait marché sur le pied, et distribua des pourboires massifs autour de lui. La tête lourde, la gorge déchirée, les yeux brûlés de lumière, il fourrait les billets de banque dans sa poche en répétant :

— À quoi ça me sert, bon Dieu ? À quoi ça me sert ?

Deux inconnus le complimentèrent sur sa chance, et Volodia les invita à déjeuner pour le lendemain. Un jeune homme, ayant perdu sur parole, lui offrit en paiement un caniche qu’il venait d’acheter et qui l’attendait au vestiaire. Volodia refusa le marché et prétendit acquérir le chien pour quatre cents roubles. Le jeune homme accepta. Volodia l’embrassa sur les deux joues en le traitant de : « frère par l’esprit ».

À quatre heures du matin, Ruben Sopianoff, Vova et Vladislav rejoignirent Volodia à sa table. Ruben avait perdu ses dernières réserves. Vova et Vladislav étaient ivres, Volodia jugea prudent de rentrer.

Dans la rue, les quatre amis décidèrent de sceller leur alliance par une promenade à pied dans la ville. Le vin, le jeu, la fatigue les avaient rapprochés, et ils s’attendrissaient sur leurs malheurs réciproques.

— C’est toi qui es le plus à plaindre dans le coup, grondait Ruben de sa voix de tonnerre. L’amour passe avant l’argent.

— Non, c’est toi qui es le plus à plaindre, disait Volodia. Il est plus difficile de vivre sans argent que sans femme.

— Non, c’est toi !

— Non, c’est toi !

— Dieu ! que nous nous aimons ! disait Khoudenko. Que la nature humaine est généreuse !

Et, vraiment, il leur semblait ne former qu’un seul corps à quatre têtes, aux blessures communes et aux contentements partagés. Titubants et graves, ils marchaient à travers la ville endormie, et les réverbères se transmettaient leur ombre comme un secret. Volodia tenait en laisse le caniche qu’il avait gagné. C’était une toute jeune bête, noire, vive et frisée, qui répondait au prénom de Viki.

— Tu as gagné ce chien, et maintenant que vas-tu en faire ? dit Ruben.

— Le dresser, dit Volodia, le dresser à mordre les femmes. Car toutes les femmes sont des monstres dissimulés sous une apparence humaine. Elles sont le diable.

— C’est très juste ce que tu dis là, hoqueta Vova. Ça mériterait d’être développé.

— Les sergents de ville aussi sont des diables, dit Volodia en apercevant un gardien de la paix qui marchait à quelques pas devant eux, sous un réverbère.

— Oui, dit Ruben. Et celui-ci nous espionne.

— On lui tombe dessus ? demanda Stopper.

— Non, dit Vladislav. Nous allons faire la ronde autour de lui, comme des elfes dans une prairie.

— Il se fâchera, dit Ruben.

— Tant mieux, dit Volodia.

Comme ils se rapprochaient pour encercler l’agent, celui-ci tourna la tête, et le réverbère éclaira son visage pétrifié, à la barbe blond filasse.