La gouvernante apporta un polichinelle, un ours en peluche, quelques volumes illustrés qu’elle étala sur le lit.
Volodia sortit sur la pointe des pieds, descendit dans la rue où ses amis déambulaient toujours en l’attendant.
— J’ai trouvé à caser le cabot ! dit-il d’une voix brève.
Et, saisissant Viki sous son bras, il repartit en courant vers la maison.
— Un chien ! Un vrai petit chien ! s’écria Georges, lorsque Volodia reparut dans la chambre.
Les yeux de l’enfant brillaient d’extase. Sa bouche souriait. Ses bras minces se tendaient, tremblants, vers le caniche.
— Comme il est joli ! Tout frisé ! Et regarde sa drôle de queue, maman ! Et sa langue ! Elle est toute rose, comme un ruban !
Il s’interrompit pour souffler, Olga Varlamoff s’était levée et considérait Volodia d’un air étonné, affectueux.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda l’enfant.
— Viki, dit Volodia.
— Et il aboie ?
— Oui.
— Et il mange du chocolat… et de la viande… et…
— Il n’en mange que trop, dit Volodia.
Il déposa le petit chien sur le lit de Georges. Aussitôt, le garçon attira la bête contre sa poitrine. Viki poussait des jappements satisfaits et lui léchait les mains et le visage. L’enfant se mit à rire.
— Il rit… Il rit, murmura Olga Varlamoff.
Puis, elle se tourna vers Volodia et le questionna d’une voix tremblante :
— Où avez-vous trouvé ce chien ?
— C’est mon chien, dit Volodia. Il m’attendait en bas.
— Vous l’avez depuis longtemps ?
— Trois ans, dit-il avec aplomb.
— Et il ne vous est pas trop pénible de vous séparer de lui ?
— Pas dans ces conditions.
Elle l’observait avec fixité. Son regard était empreint d’une douleur que Volodia ne lui avait jamais connue. Elle était transfigurée par l’émotion. Elle rayonnait. Elle dit :
— Quel homme étrange vous faites ! Je n’aurais jamais supposé que vous fussiez capable d’une pareille pensée, d’un pareil geste…
— Ne jugez pas trop vite.
Des larmes montaient aux yeux de la jeune femme. Volodia sentait son propre cœur battre à petits coups pressés dans sa poitrine. Une tendresse merveilleuse l’empêchait de parler. Il regrettait presque, à présent, que ce chien fût une bête gagnée au jeu, la veille, et dont il avait résolu de se débarrasser coûte que coûte. Il aurait voulu mériter la reconnaissance d’Olga Varlamoff, et être tel enfin qu’elle se plaisait à le croire. Il bredouilla :
— Voilà… Heu… Il faut que je parte… Je reviendrai prendre des nouvelles du petit, si vous le permettez…
— Je vous en prie.
Elle le raccompagna jusqu’à l’antichambre. Tandis qu’il lui baisait la main, elle dit encore :
— Merci, Volodia. Je n’oublierai pas.
Dès qu’il eut rejoint ses amis, Volodia changea de visage. Il jubilait. Il se frottait les mains et riait à gorge déployée.
— Un coup de maître ! s’écria-t-il. J’ai réussi un coup de maître avec cette bestiole ! La Varlamoff en a la larme à l’œil ! Elle me prend pour un saint authentique ! D’ici quinze jours, je déposerai mon auréole sur sa table de nuit !…
Comme ses compagnons s’esclaffaient et le complimentaient pour sa chance, il se sentit offusqué, irrité par leur joie. Quelque chose l’étouffait au niveau du cœur. Il refusa de dîner avec la bande, rentra chez lui et passa sa soirée à lire des auteurs sévères.
CHAPITRE XV
Chaque matin, Tania s’efforçait de découvrir les achats indispensables qui occuperaient sa journée avant l’heure des spectacles ou des réceptions. Acheter était devenu pour elle une fonction physiologique, à laquelle elle ne pouvait plus se soustraire. Lorsqu’elle rentrait chez elle sans paquets, l’après-midi lui semblait perdu. Peu lui importait d’ailleurs la nature de ses emplettes. Elle s’énervait autant à choisir des tissus qu’à commander des fleurs, des parfums ou du linge de table. Elle courait de magasin en magasin, palpait, triait, discutait, se fâchait, admirait, et faisait envoyer la note aux Comptoirs Danoff. Ces courses lui fouettaient le sang et contentaient en elle un extrême besoin de tout connaître et de tout posséder. Le soir, elle déballait son butin sous le regard narquois de Michel.
— Ce bonze chinois, où vas-tu le mettre ? disait-il.
— Mais au salon. La tablette de laque est toute dégarnie.
— Et ce tapis ?
— C’est pour ma chambre.
— Il y en a déjà quatre.
— Justement.
— Que veux-tu dire ?
— Je dis : justement. S’il y en a déjà quatre, je ne vois pas de raison pour hésiter à en ajouter un cinquième.
Michel riait et embrassait sa femme, sur les deux joues, comme une enfant. Il la sentait heureuse, et cette certitude excusait à ses yeux les menues folies de Tania. En vérité, il avait tellement souffert de la voir mélancolique et irritée pendant leur séjour à Armavir, qu’il était prêt à tout lui pardonner, pourvu qu’elle se déclarât satisfaite de son sort. Il disait seulement :
— Combien ?
Tania fouillait dans son sac d’un air affairé :
— Voici le total. Vérifie l’addition. Mais on t’enverra la facture au bureau.
Michel vérifiait l’addition et notait le chiffre dans son calepin, d’un air sérieux.
Un jour, comme Tania brassait à pleins doigts un étalage de dentelles, une cliente l’accosta et lui arracha des mains le carton qu’elle avait saisi. Tania se retourna contre l’impudente : Olga Varlamoff se tenait devant elle et lui souriait d’un air amusé. Les deux jeunes femmes éclatèrent de rire, et Tania, renonçant à ses achats, pria Olga Varlamoff de venir prendre le thé chez elle, séance tenante. En route, elle l’interrogea sur la santé de son petit garçon, dont Volodia lui avait donné des nouvelles. Georges était rétabli et le docteur l’autorisait à quitter la chambre.
— Volodia a été si gentil pour mon petit Georges, dit Olga Varlamoff.
Tania devina que la discussion allait devenir passionnante et cria au cocher d’accélérer le train. Dès qu’elles se furent attablées devant deux tasses de thé et des assiettes de pâtisseries, Olga Varlamoff et Tania entreprirent une critique serrée des spectacles et des réceptions du mois. Mais l’une comme l’autre, tout en feignant de s’intéresser à leurs propos, savaient intimement qu’elles s’étaient rencontrées pour d’autres confidences. Un sujet capital, qu’elles gardaient en réserve, donnait son charme à leur entrevue. Enfin, Olga Varlamoff demanda d’une voix un peu sourde :
— Vous connaissez très bien Volodia Bourine, n’est-ce pas ?
Tania eut un sourire de soulagement et murmura très vite :
— Pensez donc ! Nous jouions ensemble dès l’âge de six ans !
— Ce n’est pas une raison pour le bien connaître, dit Olga. Il me semble que, si j’avais été élevée avec lui dès le berceau, je serais encore incapable de lire dans son âme. Il paraît futile, orgueilleux, égoïste, méchant, léger, voluptueux, et, tout à coup, un geste, un mot de lui, vous révèlent un être d’une sensibilité exquise.
— C’est ça ! C’est exactement ça ! s’écria Tania. L’enveloppe est de mauvaise qualité, mais l’intérieur, l’intérieur…
Elles se turent et Olga Varlamoff baissa les yeux.
— Il me parle très souvent de vous, dit Tania.
Olga Varlamoff rougit et ne répondit rien. Tania attendait depuis longtemps l’occasion de parler de Volodia avec la belle rousse. À présent, elle tenait cette jeune femme à la merci de sa générosité. Cette seule pensée l’exaltait jusqu’au malaise. De nouveau, elle s’admira de pousser dans les bras d’une autre cet homme qu’elle avait aimé autrefois, et pour lequel elle conservait encore une affection spéciale. Bien peu de femmes eussent été capables d’un pareil renoncement.