— Je ne vous dirai pas les termes dont il se sert pour me raconter vos entrevues, reprit Tania.
— Il vous raconte nos entrevues ? dit Olga Varlamoff, qui parut troublée par ce détail.
— Oui. Et, à travers ses récits, je devine l’influence admirable que vous exercez sur lui. Il s’est transformé, littéralement, selon vos conseils. Moi, sa vieille amie, je le reconnais à peine. Grâce à vous, il a gagné de la profondeur, du poids, du charme, du… Bien sûr, par moments, ses anciens défauts le reprennent. Mais c’est un éclair. Et, aussitôt, il redevient tel que vous l’avez fait !
— Vous me flattez, dit Olga Varlamoff en riant. Il est vrai que je l’ai prié, dans son propre intérêt, de travailler un peu, de renoncer à certaines… facilités sentimentales…
— Et il vous a obéi. Vous êtes la première femme à qui il obéisse.
— Quel compliment !
— Je vous remercie de ce résultat au nom de l’amitié que je porte à Volodia. Il avait besoin d’une aide. Et cette aide, je ne pouvais pas la lui donner.
— Pourtant, dit Olga Varlamoff, il a tant d’affection pour vous !
— Justement, il n’a pour moi que de l’affection.
Olga Varlamoff feignit de n’avoir rien entendu et avala une gorgée de thé. Tania fut fâchée de cette réserve. Elle ne pouvait pas, d’emblée, conseiller à Olga Varlamoff d’accepter Volodia pour amant. Il fallait que la jeune femme l’aidât un peu, préparât insensiblement la nécessité de cette recommandation. Mais Olga Varlamoff ne disait rien. Elle restait là, pensive et close, devant sa tasse de thé.
— Il me semble, par moments, dit Tania, que vous n’appréciez pas Volodia à sa juste valeur, que vous doutez de lui…
— Nullement.
— Savez-vous que… je ne devrais pas vous le dire… mais puisque nous sommes décidées aux confidences, il me plaît de faire le premier pas… Savez-vous que Volodia m’avait demandée en mariage ?
— Non ? s’écria Olga, et son regard brilla, vert et vif, sous les sourcils remontés.
— Si ! Si !
Tania riait et secouait la tête.
— Et pourquoi donc avez-vous renoncé à ce parti magnifique ?
Tania s’attendait à cette question et déclara simplement :
— Volodia n’était à cette époque qu’un galantin de province, infatué de ses succès, léger, méchant et un peu bête. Le chagrin l’a beaucoup changé. Ah ! s’il avait été alors tel que je le vois à présent, je ne crois pas que je l’aurais éconduit…
Olga Varlamoff battit des paupières et vida le fond de sa tasse.
Tania ne put résister au plaisir d’insister un peu sur l’amour de son adolescence. Il ne fallait tout de même pas que cette belle rousse s’imaginât être la première passion de Volodia ! Tania avait vu Volodia à ses pieds, et elle avait repoussé sa demande. Elle était fière de son passé sentimental.
— Oui, il était fou de moi, dit-elle rêveusement. Et je dois dire – j’étais une gamine – que j’étais également très éprise. Mais la raison a parlé. J’ai compris que je serais malheureuse auprès de cet être trop beau et trop versatile. J’ai préféré renoncer au risque. Il a souffert comme un damné !
— Je vous crois sans peine, dit Olga Varlamoff, avec une moue malicieuse.
— Plus tard, il a épousé, par dépit, une créature douce et humble qui est morte en couches. Mon refus et cette mort ont formé l’homme que vous connaissez. J’estime qu’un troisième chagrin lui serait néfaste.
— Un troisième chagrin ? demanda Olga Varlamoff.
Tania se pencha et prit les mains de la jeune femme dans les siennes.
— Vous me comprenez, dit-elle. Il ne faut plus le faire souffrir. Il ne le mérite pas. Il a droit à un grand bonheur…
— Je sais, je sais, dit Olga Varlamoff.
Et elle ajouta, en remuant à peine les lèvres :
— Vous êtes très gentille. Vous défendez bien vos amis. Tout ce que vous pensez de Volodia, je le pense aussi. Êtes-vous contente ?
— Mais je… je n’ai pas à être contente, dit Tania, prise au dépourvu.
Olga Varlamoff affecta d’ignorer son trouble et parla encore de ses invitations, de son fils et de ses amies.
À sept heures du soir, Michel et Volodia firent leur apparition dans le petit salon. Tania observait Olga Varlamoff avec une curiosité gourmande. Elle vit le sang affluer aux joues de la belle rousse, lorsque Volodia s’approcha d’elle pour la saluer.
Olga Varlamoff partit très tard. Elle avait une figure heureuse. Ses gestes lents étaient ceux d’une femme comblée. Tania l’accompagna jusqu’au vestibule.
— Nous nous reverrons bientôt, j’espère ?
— Mais oui, dit Olga Varlamoff. Je me sens si proche de vous, depuis cette conversation.
Volodia les rejoignit en courant. Il rapportait un mouchoir qu’Olga Varlamoff avait oublié dans son fauteuil.
— Le roman est terminé, murmura-t-il en tendant la main à la jeune femme.
— Le roman ? Ah ! bien, dit-elle d’un air égaré, comme si ces paroles l’eussent tirée d’un rêve.
— Quand vous le lirai-je ?
— Jeudi, après le thé, comme d’habitude.
— Cinq jours à attendre ! dit-il en faisant la grimace.
Elle haussa les épaules et lui tourna le dos.
Dans la voiture qui la ramenait chez elle, Olga Varlamoff ferma les yeux, prise d’une fatigue subite. Mais le visage de Volodia s’inscrivait sur le fond rouge de ses paupières. Et ce visage était d’une grâce inquiétante. Elle souhaita inexplicablement voir la figure de Volodia enlaidie par quelque blessure, ou nouée par une vieillesse précoce. Elle l’eût aimé facilement, sans doute, s’il avait été moins aimable. Tel quel, n’importe qui pouvait l’aimer. Or, elle voulait choisir à sa passion un objet dédaigné, dont elle fût seule à connaître le prix. Elle désirait créer sa joie dans l’ombre, dans le secret. Volodia éblouissait tout par sa présence. Cette lumière qui émanait de lui était bizarrement répugnante. Olga Varlamoff en avait des frissons de dégoût. N’était-ce pas la crainte de cette perfection, qui, jadis, avait incité Tania à repousser son camarade d’enfance ? Comment le savoir ? Tania le savait-elle ?
En arrivant chez elle, Olga Varlamoff se précipita dans la chambre d’enfant. Georges était assis devant sa table et jouait avec des cubes de bois coloriés. Elle l’embrassa farouchement, comme si elle l’eût retrouvé après une longue absence. Le caniche sautait autour d’elle et mordillait le bas de sa robe. Olga Varlamoff se redressa et regarda la bête.
— Il est si gentil, Viki, dit le gamin. Il ne me quitte plus, il m’amuse.
Olga Varlamoff poussa un soupir et caressa le chien d’une main molle.
Deux jours plus tard, comme Volodia rentrait chez lui pour se changer avant le théâtre, son valet de chambre lui annonça qu’une dame inconnue l’attendait depuis près d’une heure dans le salon. C’était Olga Varlamoff. Elle portait une robe noire. Une voilette épaisse dissimulait ses traits. Volodia, radieux s’élança vers la jeune femme et lui saisit les mains.
— Vous êtes venue sans me prévenir, balbutiait-il.
Olga Varlamoff se dégagea doucement et remonta sa voilette.
— Oui, je suis venue, dit-elle. Je voulais inspecter votre maison, imaginer votre vie dans son décor véritable. C’est charmant, chez vous. Un peu saugrenu, un peu bazar, mais charmant…