Ses lèvres étaient pâles. Son regard fixe dépassait le visage de Volodia.
— Au fond, reprit-elle, votre appartement vous ressemble. Il est plein de jolies choses disparates, achetées dans un mouvement d’enthousiasme, et que, déjà, vous ne voyez plus. On y devine une dispersion de désirs, une incohérence de pensée, qui fait peur. Savez-vous seulement pourquoi cette lampe vous a plu, pourquoi cette chaise Louis XV voisine avec cette tablette incrustée de nacre, et d’où vous est tombé ce narghilé obèse ? Savez-vous quand vous avez acquis cette dépouille de léopard ? Et vous êtes-vous jamais servi de ce brûle-parfum ?
— C’est pour une réprimande maternelle que vous vous êtes dérangée ? demanda Volodia. Alors, asseyez-vous. Car j’ai tellement de défauts que nous allons passer une bonne soirée à les énumérer.
Olga Varlamoff sourit à peine. Une soudaine rougeur enflamma ses joues.
— Vous êtes effrayant de légèreté, dit-elle. Vous ne pouvez que faire le malheur des êtres qui vous aiment.
Volodia, déconcerté, ne savait plus s’il fallait plaisanter ou paraître ému,
— Vous avez peur de moi ? dit-il d’une voix hésitante.
Elle ne répondit pas.
— Comment peut-on avoir peur de moi ? reprit-il avec un étonnement sincère. Je suis bien incapable d’être méchant. Il faut de la suite dans les idées pour être méchant. Et je n’ai aucune suite dans les idées…
Olga Varlamoff le laissait parler, à présent. Elle l’écoutait même avec une grande attention. De toutes les forces de son esprit, elle s’appliquait à prévoir les conséquences d’un sentiment qu’elle ne savait pas maîtriser. Mais, plus elle réfléchissait au caractère de Volodia, plus elle était inquiète pour elle-même. Elle le devinait égoïste, irresponsable, privé d’âme comme un pantin. Il n’y aurait jamais entre eux aucun abandon, aucun échange. Leur amour ne serait qu’une suite de désordres et de mensonges. Cependant, elle ne pouvait accepter l’idée de fuir cette chambre. On eût dit, même, que c’était la certitude d’un avenir néfaste qui l’attirait vers cet homme. Comme si elle éprouvait le besoin de souffrir par sa faute.
— N’essayez pas de me convaincre, dit-elle faiblement. Mon opinion est faite.
— Qu’entendez-vous par là ?
Il se leva, s’approcha d’elle. Elle se mit à trembler.
— Olga, murmura-t-il. Laissez-moi vous appeler Olga. Je vous jure qu’il ne faut plus me craindre. Je vous aime trop pour vous causer le moindre chagrin. De vous seule dépendra notre bonheur ou notre infortune. De vous seule !
— Je ne vous crois pas.
— Quelle preuve, quel gage exigez-vous de moi ?
— Les preuves et les gages que vous donnerez aujourd’hui n’auront plus cours demain, mon pauvre ami.
— Vous me repoussez ?
Elle eut un regard long et fier :
— Pourquoi serais-je venue ?
Volodia se sentait à la fois joyeux et déçu devant cette étrangère trop rapidement consentante. Il s’attendait à une lutte, et, dès l’abord, il était victorieux. Sa mission n’était plus de séduire, mais de protéger Olga Varlamoff contre ce péril vague qu’elle portait en elle. Le saurait-il ? Maladroitement, il posa la main sur l’épaule de la jeune femme.
— Non, dit-elle, pas de ces gentillesses.
Il rougit et bredouilla :
— Je voulais vous rassurer, Olga.
— C’est inutile. Où est votre chambre ?
— Pardon ?
— Où est votre chambre ? Cette porte doit y conduire, je pense ?
Elle feignit d’être parfaitement à l’aise. Mais son visage était blanc. Et des larmes divisaient ses yeux.
Elle sortit à pas lents, la tête haute.
Volodia, suffoqué, essayait de comprendre sa chance. Mais les idées se brouillaient dans son esprit. Il s’était préparé à tout, sauf à cette proposition sobre et hygiénique. De son désir, de son impatience, il ne lui restait rien maintenant. L’étonnement annihilait en lui l’envie, le courage viril, et jusqu’à la curiosité la plus élémentaire. Elle était folle ! Pourquoi se donnait-elle à lui aussi brusquement ? Pourquoi ne cherchait-elle pas, comme les autres femmes, à mettre en valeur le sacrifice qu’elle lui faisait de son corps ? Il aimait tellement le plaisir préliminaire des pudeurs vaincues et des linges froissés ! Par la faute de cette créature, il allait, pour la première fois, se montrer au-dessous de sa renommée. Car, c’était indéniable, il n’éprouvait plus pour elle qu’un intérêt contemplatif et limité.
— C’est trop bête ! C’est trop bête ! grognait-il.
Furieux, il cueillit un Casanova dans sa bibliothèque, en parcourut, sans profit, quelques lignes, et le rejeta sur la table. Puis, il alluma une cigarette et lui trouva mauvais goût. Enfin, il voulut se parfumer les cheveux, ouvrit une commode et se cassa un ongle contre la poignée du tiroir. Il en aurait pleuré de rage.
Une voix lointaine le fit tressaillir.
— Vous pouvez venir.
Comme un automate, il poussa la porte et pénétra dans la chambre. Il espérait qu’Olga Varlamoff serait déjà blottie sous les couvertures. Mais elle l’attendait devant le lit, toute nue. Il en eut le souffle coupé. Vidé de son désir, il contemplait cette grande femme potelée et blanche, aux longues jambes unies, aux seins puissants, au sourire mort. Les épaules étaient larges, le bassin rond et bien planté. Son pubis était marqué d’une ombre rousse. Debout devant lui, dans cette chambre aux lampes allumées, elle avait une réalité gênante.
Il murmura sans conviction :
— Vous êtes belle.
Et il se sentit ridicule, aussitôt. Il devait avoir fière allure, dressé tout habillé, tout cravaté, tout chaussé, devant une femme nue ! Cette chair, brutalement dévoilée, le glaçait d’ennui. Anxieux et morne, il tentait vainement de réagir contre sa défaillance. Il grommela :
— Pourquoi avez-vous fait cela ?
Puis, tout à coup, il se mit à crier :
— Vous êtes pire que toutes les autres !… De quoi ai-je l’air ?… De quoi avons-nous l’air, tous les deux ?…
Il la saisit aux poignets et la secoua violemment. La chaleur qui venait de ce pauvre visage démoli par la honte, le regard éperdu de ces yeux verts, le parfum de cette peau émue, tout cela le grisait, lui donnait des forces. Avec fierté, il surveillait en lui-même le retour de l’audace.
Lorsqu’il se fut convaincu de l’excellence de ses moyens, il repoussa la jeune femme et alla s’asseoir dans un coin. Il haletait. Il était heureux. Il dit :
— Vous êtes stupide ! Vous auriez pu tout gâcher. Oublions-le, maintenant…
Mais Olga Varlamoff avait ramassé sa chemise au creux d’un fauteuil. Sa face était marbrée de plaques rouges.
— Je m’en vais… je m’en vais, gémissait-elle. Quelle honte !
D’un bond, il fut sur la porte, la ferma et retira la clef de la serrure. Elle continuait à se rhabiller. Il lui arracha le corset, la blouse qu’elle tenait encore à la main. Il les jeta loin et tomba à genoux devant elle.
— Restez ! C’est un malentendu… J’avais tant espéré cette entrevue… Et votre attitude m’a dérouté… Alors, j’ai crié comme une brute, comme une sale brute ; mais maintenant, c’est fini… Je vous aime, je vous aime, Olga…
Il lui baisait les doigts. Il reniflait des larmes véritables.
— Si vous vous en allez, je me tue ! dit-il enfin.
— Vous êtes bien tel que je le redoutais, murmura-t-elle.
Il sentit une main tiède qui descendait et s’attardait sur son front.