CHAPITRE XVI
Dès son retour à Ekaterinodar, Nina fut prise par le train des obligations quotidiennes. Ayant retrouvé ses petits chiens, ses petits chats, ses ouvrages de broderie, ses livres et quelques amies fades, elle se replongea dans l’existence commode et tranquille de la maison. Déjà, son voyage à Moscou arborait pour elle les couleurs enchantées d’un rêve. Était-ce bien elle qui avait osé avouer son amour à Michel, qui avait pleuré devant Michel, et que Michel avait consolée et découragée avec gentillesse ? Grâce à l’absence, Michel devenait un demi-dieu, un génie aux yeux de lumière. Eût-il mieux valu qu’il cédât à ses instances et commît le péché affreux de tromper Tania ? Il se fût rabaissé en lui donnant la joie passagère qu’elle attendait de lui. Il eût tout gâché, tout sali en répondant à ses vœux. Car elle aurait été triste, plus tard, d’un amour volé à Tania. À présent, repoussée, dédaignée, elle savait que Michel méritait son adoration. Elle n’était pas désespérée. Elle était heureuse. Heureuse et engourdie et retranchée du monde, tournée vers une contemplation essentielle dont personne ne soupçonnait rien. Souvent, elle priait pour lui. Et elle ne s’endormait jamais sans glisser sous son oreiller une lettre qu’il lui avait écrite pour son anniversaire.
Zénaïde Vassilievna s’inquiétait du silence et de l’isolement de sa fille. À plusieurs reprises, elle essaya d’inciter Nina aux confidences. Or, Nina vivait pour une vision ineffable et refusait de livrer à sa mère le sujet de ses méditations. Elle maigrit beaucoup, dans les mois qui suivirent son voyage. Constantin Kirillovitch ordonna de lui servir des gruaux consistants entre les heures des repas. Mais Nina ne supportait pas ce régime. Une de ses amies se maria, et, en rentrant de la cérémonie nuptiale, la jeune fille eut une crise de larmes qu’il fallut calmer en lui appliquant des compresses froides sur le front. Arapoff décréta que le seul remède possible à ces extravagances était le mariage pur et simple avec un garçon en bonne santé.
Zénaïde Vassilievna était désolée à l’idée de perdre sa dernière fille, mais Arapoff sut tenir tête à ses remontrances. La pauvre femme céda, tout en conservant le mince espoir que Nina s’abstiendrait d’obéir à son père.
Au mois de juillet 1902, il y eut des conciliabules secrets entre les cousins, les cousines, les oncles et les tantes de la famille Arapoff. Nina n’était pas admise à ces réunions qu’on lui disait destinées à régler quelque obscure question d’héritage, ou de mitoyenneté. Un beau jour, enfin, Constantin Kirillovitch amena à la maison un jeune homme blond, étriqué et modeste, qui était son collègue à l’hôpital. Le jeune homme s’appelait Vassili Aphanassievitch Mayoroff. Il bégayait un peu, rougissait hors de propos, et essuyait constamment ses yeux petits, bleuâtres et larmoyants, avec un mouchoir à liséré de dentelle. Il paraissait doux, méticuleux, timide et d’assez piètre intelligence. À table, le docteur étourdit son confrère de compliments massifs, parla de son avenir, de l’excellence de son diagnostic et de son dévouement aux malades de l’hôpital. Mayoroff rougissait, bafouillait, essuyait ses paupières et regardait les domestiques à la dérobée. En fin de repas, il essaya de se dégeler un peu et raconta comment son chien Yourka avait attrapé un gros rat dans le jardin et lui avait brisé l’échine d’un coup de dents. Personne ne comprit l’opportunité de cette anecdote. Pourtant, le récit terminé, Arapoff appliqua une tape amicale sur l’épaule du jeune homme et s’écria en riant :
— Il raconte bien, le cochon ! Je resterais des heures à l’entendre !
Mayoroff revint les jours suivants. Il mangeait souvent chez les Arapoff. Après le dîner, Arapoff s’arrangeait pour le laisser seul quelques instants avec la jeune fille. Mayoroff interrogeait Nina sur la santé de ses bêtes et lui donnait des médicaments pour les soigner. Un soir, il lui demanda si elle ne s’ennuyait pas trop avec lui. Nina, qui s’apercevait à peine de sa présence, lui répondit poliment que sa compagnie lui était très agréable. Le jeune homme en parut troublé et ne lui parla plus jusqu’à son départ.
Au mois d’août, Mayoroff fit sa demande officielle en mariage. Contrairement aux espoirs de Zénaïde Vassilievna, Nina accepta la proposition. Mais elle ne marquait aucune joie, aucune impatience, à la pensée de ses fiançailles. Elle semblait indifférente à tout ce qui lui arrivait. On eût dit que le mariage était un trop pauvre incident pour déranger le cours de ses réflexions quotidiennes.
— Elle aime quelqu’un d’autre, peut-être ? soupirait Zénaïde Vassilievna.
— Alors, elle aurait repoussé son offre ! disait Constantin Kirillovitch avec humeur. Non, elle est lunatique. Un bon mari. De beaux enfants. Il n’y a rien de tel contre le mal vaporeux des jeunes filles.
Comme pour Tania, Zénaïde Vassilievna décrocha la vieille icône de sa chambre et bénit les fiancés en pleurant. Constantin Kirillovitch fit des plaisanteries. Il y eut un petit souper intime pour célébrer l’événement. Arapoff versa du champagne et chanta de sa belle voix veloutée :
Qui boira la coupe ?
Qui sera prospère ?
Celle qui boira la coupe,
Celle qui sera prospère,
C’est notre chère Nina !
Zénaïde Vassilievna se mouchait et embrassait Nina en l’appelant « ma pauvre petite ». Constantin Kirillovitch expliquait pour la dixième fois qu’il était fier d’avoir un gendre qui fût docteur comme lui. Mayoroff, le sang aux joues, réclamait un peu d’eau fraîche, car il ne supportait pas le mélange des vins. Et Nina souriait, détachée et docile, à tous ces braves gens qui se réjouissaient à cause d’elle. Pourquoi cette agitation ? Pourquoi cette fête ? Qu’y avait-il donc de changé dans sa vie ? Au centre de ce grand remous, elle n’éprouvait rien qu’un peu de fatigue et d’ennui.
Dès le lendemain, Mayoroff envoya un billet à Nina pour lui exprimer sa tendresse attentive. Il écrivit souvent. Nina portait les lettres à son père qui les décachetait, les lisait à haute voix, et disait : « Il a du style, le gaillard. » Puis, il commandait à Nina de prendre une feuille de son beau papier glacé, et dictait la réponse avec des pauses et des effets de voix.
Les préparatifs du mariage distrayaient un peu Zénaïde Vassilievna de son chagrin. Elle s’occupait du trousseau de Nina avec une rage maladive. Infatigable, elle courait de magasin en magasin, assiégeait la succursale des Comptoirs Danoff, écrivait à des maisons de Moscou. Depuis les chemises de nuit jusqu’aux nappes brodées, elle choisissait tout elle-même. On eût dit que c’était la mère et non la fille qui s’apprêtait à prendre un mari.
Il fut décidé que toute la famille Arapoff se réunirait pour le mariage et passerait une semaine dans la maison des parents. Tania, Michel et Akim furent aussitôt prévenus de ces dispositions. Lioubov, dont on cherchait l’adresse, envoya une lettre postée à la Côte d’Azur. Elle y était follement heureuse avec Prychkine, et ne rentrerait pas en Russie avant le début de l’année prochaine. Quant à Nicolas, averti par Michel, il écrivit à ses parents que son travail chez Braniloff l’absorbait trop pour qu’il pût songer à prendre des vacances. Bien entendu, il n’était pas question de convier Kisiakoff et la vieille Bourine, avec qui les Arapoff étaient brouillés à mort depuis la fugue de Lioubov. Les parents de Michel arrivèrent d’Armavir quelques jours avant la cérémonie.
Le mariage fut modeste, et les invités jugèrent que Nina paraissait bien triste pour une jeune épousée. Elle pleura pendant la bénédiction. Après la messe, un souper assembla la famille et les amis dans la maison des Arapoff.