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— Tout à gagner et rien à perdre, tu m’entends ?

Puis il quitta rapidement la pièce. Par la fenêtre, Tania le vit monter dans un petit traîneau exigu, attelé d’une rosse noire et dominé par la masse ronde du cocher. Le fanal du perron éclairait cet attelage minable, figé dans la neige. Un homme était assis à côté de Nicolas. Il était coiffé d’une casquette. Il fumait. Le cocher secoua ses guides. Le cheval encensa de la tête. Des grelots tintèrent. Et le traîneau glissa d’un bord à l’autre de la vitre pour disparaître comme une vision.

Tania retourna dans la salle à manger, où ses invités la réclamaient à grands cris pour le douzième toast de la soirée.

Longtemps, à travers le cliquetis des verres, le bruit des voix et le bourdonnement des guitares tziganes, elle crut entendre le son des grelots qui s’éloignaient dans la nuit.

CHAPITRE II

Tania pivota sur les talons et colla son nez à la vitre, en signe de courroux. Michel tortillait sa moustache du bout des doigts.

— Puisqu’il est fatigué ! dit-il enfin. Tu ne vas pas le forcer à sortir s’il n’en a pas envie !

— Il faut toujours que je fasse les volontés des autres, et, lorsqu’il s’agit de me faire plaisir, tout le monde se dérobe ! Ce n’est pas juste.

— Volodia est arrivé ce matin. Son voyage a été long et pénible.

— Il a dormi dans le train.

— C’est insuffisant. Il se couchera tôt ce soir, et, demain, si tu veux, nous irons au restaurant ou au théâtre.

— Demain, ça ne m’amusera plus.

Michel ouvrit les bras dans un geste d’impuissance. Volodia, assis dans un fauteuil, la tête renversée, l’œil éteint, murmura du coin des lèvres :

— Inutile d’insister, Michel, elle ne comprendrait pas.

— Non, je ne comprendrais pas, dit Tania en tournant vers lui son joli visage fâché. Moi, je me réjouis de votre arrivée, je combine tout pour la fêter dignement, je mets une robe… enfin une robe de circonstance…

Michel et Volodia éclatèrent de rire.

— Nous y voilà ! dit Volodia. Elle a peur de s’être habillée pour rien.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Tania. Ce n’est pas pour vous que je me suis habillée, c’est pour moi ! Et ce n’est pas de moi que j’ai pitié, mais de vous !

— De nous ?

— Oui ! Vous êtes devenus tous les deux de vieux petits bonshommes sans ressort. Vous avez peur de faire une folie. Vous… Vous ne savez pas ce qui est bon. Vous êtes des provinciaux…

— Et vous êtes une vieille Moscovite, n’est-ce pas ? dit Volodia. Ma chère Tania, je n’ai plus guère le goût des distractions brillantes. Je préfère un bon souper à domicile, entre amis…

— Eh bien, vous souperez sans moi, dit Tania avec hauteur. Je monte me coucher.

Elle fit quelques pas, s’arrêta sur le seuil de la porte et grommela encore :

— Espèces de diables ! Trouble-fête !

De nouveau, Michel et Volodia éclatèrent de rire, stupidement. Volodia avait un rire pointu et irritant de fille. Michel, lui, riait comme un paysan, la bouche bien ouverte, la voix épaisse. Elle n’aimait pas les voir rire ensemble. Leur amitié devenait alors franchement désagréable et vulgaire. Ils faisaient bloc. Ils étaient « les hommes ». Et ils paraissaient si fiers d’être « les hommes », avec leurs figures tannées, leurs mains fortes, leurs grands pieds, leurs moustaches, qu’on ne pouvait que les plaindre ou les détester.

— Amusez-vous bien, imbéciles ! dit-elle encore.

Et elle franchit le seuil, en ondulant noblement des hanches. Elle n’avait pas fait dix pas dans le corridor que Michel la rejoignait en courant.

— Écoute, dit-il. C’est arrangé. Volodia accepte de venir au restaurant Strélnia, à condition que nous ne rentrions pas trop tard. Je vais commander un traîneau.

Tania eut un sourire de triomphe.

— Tout de même ! dit-elle. Vous avez fini par comprendre.

Elle se contemplait dans la glace de l’entrée avec satisfaction. Vraiment, elle était trop belle pour rester à la maison, ce soir. Sa robe de soie tilleul, bordée de guipure crème et découpée en cœur sur le corsage, était d’une élégance exceptionnelle. Les manches, arrêtées au coude, se terminaient par des bouffants de mousseline de soie, légers comme des flocons de vapeur. Une touffe de roses rouges éclatait en blessure à son épaule nue. Et elle portait au cou une rivière de diamants.

Après de longues années de claustration provinciale, Tania éprouvait un besoin farouche de s’habiller, de s’amuser, de dépenser de l’argent et d’être admirée. Elle se sentait étourdie, éblouie, comme si elle eût émergé d’une cave sombre dans la lumière et les rumeurs du matin. Chaque soir, à l’annonce d’une distraction nouvelle, le sang battait vivement dans ses poignets, enflammait ses joues. Déjà, la femme de chambre lui passait un ample manteau de zibeline, lui tendait un manchon assorti et présentait de petites bottes de feutre blanc à ses pieds. Michel et Volodia enfilaient leurs pardessus à col d’astrakan, chaussaient des galoches de cuir en jurant à mi-voix.

— Eh bien, elle a fini par nous avoir, la petite peste ! grognait Volodia. Tant pis pour vous si je m’endors en plein restaurant.

Le traîneau attendait à la porte de la maison. La neige tombait sur le cocher, immobile et raide comme un ballot d’étoffe. Les bêtes soufflaient une haleine blanche et raclaient le sol du sabot. Tania, Volodia et Michel s’installèrent dans la voiture et se couvrirent les jambes avec une peau d’ours, lourde et chaude, que des anneaux retenaient aux coins. Le traîneau partit dans un crissement de neige écrasée.

Le restaurant Strélnia se trouvait à trois quarts d’heure de course de Moscou, sur la route de Saint-Pétersbourg. Passé les faubourgs de la ville, le traîneau s’élança dans la nuit plate et neigeuse. Le froid tirait, réduisait les visages. Les yeux, brouillés de poussière gelée, s’hypnotisaient sur cet horizon blanc et noir, qui tressautait au rythme des cahots. Par instants, les lampadaires éclairaient un sapin à épaulettes d’argent, ou des broussailles chétives au revers de quelque talus de sucre.

Personne ne parlait, car le vent de la course séchait les lèvres au point de les rendre douloureuses. Les oreilles devenaient des glaçons sonores où tintait le métal guilleret des grelots. Les narines, brûlées et dures, accueillaient le parfum vide, vaste et propre de l’hiver. Sûrement, le cocher était mort de froid, et les chevaux galopaient, livrés à leur seule fantaisie. Depuis combien de temps le traîneau avait-il pris la route ? Dix minutes, vingt minutes ? Une lumière. Deux lumières. Michel tourna vers Tania sa figure aux sourcils et aux moustaches poudrés de neige.

— Hou ! grogna-t-il sans desserrer les lèvres.

— Hou ! Hou ! répondait Tania avec exaltation.

On approchait du Strélnia. Déjà, la vaste bâtisse du restaurant se dégageait de la nuit, comme un bloc de cristal, comme un iceberg de lumière lunaire. Sa toiture et ses parois extérieures vitrées resplendissaient de clarté. Un vestibule en bois s’emmanchait dans cette masse de transparence géante. Non loin du restaurant, il y avait le traktir réservé aux cochers et une remise pour les bêtes. Le traîneau ralentit, s’arrêta. Tania mit pied à terre. Et, aussitôt, un portier galonné se précipita sur elle, un petit balai à la main. Vivement, il époussetait la neige de ses bottes et de son manteau. Dans l’entrée, des valets débarrassaient les nouveaux arrivants de leurs pardessus, de leurs galoches et de leurs bottes. Dépouillés de leur uniforme d’explorateurs polaires, les trois amis pénétrèrent enfin dans le restaurant.