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— Il faut un mariage pour que je puisse grouper mes enfants autour de moi, disait Zénaïde Vassilievna. Encore mon fils aîné et ma fille aînée manquent-ils à l’appel !

Elle trouva que Tania avait maigri et qu’Akim faisait trop sonner ses éperons.

Comme on apportait les liqueurs, Zénaïde Vassilievna observa son mari. Il avait un peu bu. Sa barbe grisonnante était dépeignée. Ses yeux étaient las et troubles. Il lui sembla tout à coup si vieux, si bon, si malheureux, au milieu de ces jeunes visages, qu’un sanglot monta dans sa gorge à l’étouffer. « Deux pauvres vieux, nous sommes deux pauvres vieux tout prêts pour la solitude », songeait-elle. Elle lui prit la main sous la nappe. Il la regarda, surpris. Puis il parut comprendre et baissa la tête.

Déjà, les invités repoussaient leurs chaises, et tout le monde passait dans le salon.

Alexandre Lvovitch et sa femme, qui n’avaient pas revu Michel depuis des mois, accaparaient leur fils et leur bru et les interrogeaient avidement sur la marche de l’affaire et les fastes de leur existence personnelle à Moscou. Akim pérorait dans un cercle de jeunes filles. Les parents de Mayoroff, Zénaïde Vassilievna et le docteur entouraient Nina. Mayoroff s’approchait fréquemment de son père, un commerçant de la seconde guilde, moustachu et luisant, ou de sa mère, toute ratatinée, avec des yeux rapaces de volaille. Et il leur citait les noms, ou leur donnait des conseils à voix basse :

— Ne te cure pas les dents ainsi… Tire tes manchettes… Enlève ton cigare de la bouche, quand tu parles aux dames…

Puis, il allait papillonner de nouveau, de groupe en groupe, l’œil mielleux, la lèvre humide. Quelques flûtes de champagne avaient eu raison de sa timidité. Il était émerveillé par sa chance. Son épouse était plus jolie et plus distinguée qu’il n’aurait jamais osé l’espérer. Sa belle-famille était composée de gens respectables et utiles. L’avenir s’annonçait brillant. La grande préoccupation de Mayaroff était d’accéder à un certain « rang » dans le monde. Les distinctions honorifiques et les fortunes célèbres excitaient son admiration. Pour se créer des relations, il eût sacrifié ses idées, ses amitiés, et jusqu’à son indépendance. La présence de Michel Danoff, surtout, lui était précieuse. Un homme si riche, si énergique, si bien coté ! Il s’avança vers Michel, sous le prétexte de lui demander du feu.

— Nous vous rendrons visite à Moscou, je pense, dit-il, ma femme et moi…

Et il rougit. Il paraissait très fier de dire : « Ma femme », en parlant de Nina. Il dit encore, en s’adressant à Alexandre Lvovitch :

— J’ai passé par Armavir, il y a deux ans. Quelle ville charmante !

— Une ville de trafic est rarement charmante, dit Alexandre Lvovitch. Je m’y plais parce que j’y suis né, mais je suis bien sûr que vous ne pourriez pas y vivre deux mois sans regretter Ekaterinodar.

— Ekaterinodar est aussi une ville charmante, dit Mayoroff avec un sourire sucré. En général, on peut dire que la Russie est pleine de villes charmantes. Quel bonheur que d’habiter un pays pareil !

— Qu’est-ce qu’il dit ? Hein ? Hein ? grognait la mère de Michel. Un jeune marié ne devrait pas parler avant la nuit de noces !

— Et pourquoi ?

— Il ne dit jamais ce qu’il pense.

— Je dis toujours ce que je pense, et je suis toujours satisfait de tout, murmura Mayoroff en claquant des talons.

Michel considérait son beau-frère avec une espèce de dégoût attristé. Quel pauvre homme ce devait être, attentif à flatter les personnages importants, et prêt à les singer dans leurs moindres manies. Il ne put s’empêcher de dire :

— C’est avec des idées pareilles qu’on tue le désir même du progrès…

— Voilà Michel qui devient socialiste, dit Constantin Kirillovitch. La fréquentation de Nicolas ne vous vaut rien, mon cher.

— Constantin, pas de politique ! supplia Zénaïde Vassilievna. Un jour pareil ! Tu n’as pas honte ?

— On devrait interdire aux hommes de parler politique, dit Tania, et alors ils seraient heureux.

— Non. Leurs femmes seraient heureuses, dit Michel. Ce n’est pas la même chose.

— Votre bonheur dépend du nôtre, s’écria Tania. C’est bien connu !

La conversation devint générale. Nina, pâle et souriante, s’approcha de Michel pour lui offrir des gâteaux.

— Eh bien ? dit Michel à voix basse. N’avais-je pas deviné ? Il y a quelques mois, vous prétendiez ne plus pouvoir vous passer de ma présence. Et aujourd’hui...

— Il n’y a rien de changé, Michel, dit Nina.

Et elle s’éloigna pour rejoindre les parents de son mari qui s’ennuyaient dans un coin.

Vers onze heures du soir, un petit orchestre d’instruments à vent s’installa dans la salle à manger. Les domestiques roulèrent les tapis. On dansa. Arapoff ouvrit le bal avec sa fille. Puis, il valsa longuement avec Zénaïde Vassilievna. Il jouait au galantin, lançait des œillades, faisait des ronds de jambes pour amuser l’assistance. Mais sa femme prenait la chose au sérieux. Il y avait une expression émue et fière sur son visage. Elle dit : « Comme autrefois, comme autrefois, Constantin ! » Et Constantin Kirillovitch cessa instantanément ses grimaces.

À une heure du matin, Mayoroff, parfaitement à son aise, raconta quelques anecdotes. Après chaque plaisanterie, il ajoutait avec une vanité comique : « Celle-là, je la tiens du professeur Ziabkine… Celle-là, c’est le capitaine Vogonenko, lui-même, qui me l’a rapportée… » Les invités rirent un peu, par politesse. Mayoroff, étourdi par son succès, voulut conquérir l’estime définitive de sa belle-famille. Il fit la cour à Tania, prétendit, en songeant à Nicolas, que lui aussi comprenait la nécessité de quelques mesures libérales en Russie, proposa de boire à la santé de la famille impériale et eut une conversation sérieuse avec Michel sur la production textile en Russie. À cette occasion, il cita même quelques chiffres qu’il avait lus, la veille, dans un journal.

— Ton mari est un homme universel, dit Tania à sa sœur. Il a l’air d’être au courant de tout, de s’intéresser à tout.

— Oui, il est gentil, dit Nina.

Les deux sœurs s’étaient réfugiées dans l’embrasure d’une fenêtre. Elles regardaient la nuit du jardin, chaude, pesante et parfumée comme les nuits de leur enfance. À travers la musique de l’orchestre et le bruit des voix confondues, on entendait un appel d’oiseau nocturne. Le clair de lune glaçait le gravier de la petite allée qui menait à la grille. Tania prit les mains de Nina dans les siennes.

— Tu as les mains froides, dit-elle. J’ai été comme toi, le jour de mon mariage. Radieuse et craintive…

— Radieuse et craintive, répéta Nina d’une voix lente.

— Tu es heureuse, n’est-ce pas ?

— Je suis toujours heureuse.

— Qu’entends-tu par là ?

— Tout ce qui nous arrive est bien. Chaque seconde de vie est un cadeau qu’il faut apprécier. La nuit est si belle !…

— Tu me parles de la nuit, et je te parle de ton mari…

— C’est la même chose, dit Nina.

— Quoi ?

— Oui, c’est la même chose. Tout se fond, tout se compense. Il y a de tout dans tout…

— Tu es encore plus folle que moi, dit Tania, et elle haussa les épaules.

Akim s’avança vers elle en faisant sonner ses éperons.

— Alors, sœurette, dit-il, tu vas nous quitter ?

Et il tortillait la pointe infime de sa moustache, pincée entre le pouce et l’index.

— Cela me fait tout drôle, reprit-il, de penser que je ne te retrouverai pas à la maison lorsque je viendrai en permission.