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— C’est papa et maman que je plains surtout, dit Nina. Ils seront si seuls, mais ils l’ont voulu !

— Tu l’as voulu aussi, je crois, dit Akim en poussant un éclat de rire gaillard. Ah ! les filles ! les filles ! J’en ai perdu l’habitude à la caserne. Je suis tout dépaysé parmi les jupes.

— Tu ne vois donc pas de jupes à Elizavetgrad ? dit Tania en le menaçant du doigt.

— Hé ! Hé ! Cela ne vous regarde pas, sœurette ! s’écria Akim, visiblement flatté. Tous les militaires aiment les femmes. Le règlement l’exige. Mais il faut savoir s’arrêter. Halte ! Pas un pas de plus ! Repos !

— Vous perdez le meilleur, dit Tania en riant.

Akim rougit et quitta ses sœurs pour expliquer à Alexandre Lvovitch les qualités de la jument qu’on lui avait affectée pour les grandes manœuvres.

À trois heures du matin, Zénaïde Vassilievna s’isola avec Nina dans sa chambre. La jeune fille en sortit au bout d’un quart d’heure, le visage bouffi de larmes. Zénaïde Vassilievna, derrière elle, marchait pesamment et répétait :

— Ma dernière petite fille… Ma dernière petite fille qui s’en va…

Puis, elle appela Mayoroff, le baisa au front et lui dit très vite :

— Vous prendrez soin d’elle… Je vous la confie… Vous… vous êtes mon fils, ne l’oubliez pas…

— Sur ma vie… sur mon honneur, bredouillait Mayoroff, et ses yeux myopes s’emplissaient de larmes.

Il se moucha, une narine après l’autre, et redressa la taille.

— Il est l’heure, dit Arapoff.

Une calèche, parée de fleurs blanches, vint chercher le jeune couple qui devait se reposer à l’hôtel avant de partir en voyage de noces, pour le Caucase. L’orchestre entonna une marche militaire. Longtemps, Zénaïde Vassilievna demeura debout devant la grille, agitant son mouchoir, soupirant et pleurant.

Les parents de Michel se retirèrent aussitôt après le départ des Mayoroff. Le trajet en chemin de fer les avait fatigués. Et ils reprenaient le train, le lendemain matin, pour Armavir. Le gros des invités ne se dispersa qu’à cinq heures du matin.

Tout le monde fut d’accord pour juger la réception un peu morne et mal préparée. Ceux qui avaient assisté au mariage de Tania évoquaient les fastes de cette cérémonie. Les dames prirent rendez-vous pour le dimanche suivant, afin d’échanger leurs dernières impressions sur l’affaire.

Tania et Michel dormirent dans la « chambre des jeunes filles », dont les meubles n’avaient pas changé, et qui gardait encore son léger parfum de pommes sûres.

— Coucher avec toi dans la chambre où j’ai pensé à toi, c’est grisant ! dit Tania au réveil.

Elle se sentait très belle, très amoureuse, et passa un quart d’heure à chanter devant la fenêtre ouverte, tandis que Michel se rasait dans la salle de bains. Elle chantait des chansons de son enfance, sentimentales et bêtes, qui la faisaient pleurer autrefois. En même temps, elle s’efforçait d’imaginer qu’elle n’était pas encore fiancée avec Michel, que Michel la fuyait, et qu’elle ne le reverrait plus. Mais, tout à coup, elle l’entendait remuer dans la salle de bains. Et une bouffée de chaleur lui réjouissait le visage. Alors, sa chance lui paraissait insolente, imméritée. Elle avait envie de crier de joie. Elle appelait Michel, il arrivait, vêtu d’une robe de chambre en cachemire rouge, et les joues barbouillées de mousse. Elle l’embrassait au hasard, comme une folle, et se léchait les lèvres ensuite, avec gourmandise, en prétendant qu’elle « adorait » le goût du savon.

— Dépêche-toi, disait Michel. Je vais avoir fini, et tu n’as pas encore commencé ta toilette.

— Je m’habillerai très vite, disait Tania. Et nous irons voir le jardin aux roses.

Michel feignit la surprise :

— Le jardin aux roses ?...

— Vous ne le connaissez pas, monsieur ? demandait Tania. C’est le jardin de mon père. Ce matin, nous y serons seuls. Seuls avec un vieux jardinier.

— Est-ce bien convenable, mademoiselle ?

— Monsieur… je ne sais quelles sont vos intentions…, Vos paroles me surprennent…

— Mademoiselle…

Mais Tania poussait un glapissement aigu :

— Tais-toi, où je te mange de baisers !

Jamais, à Moscou, elle n’avait été aussi éprise de son mari. Elle fit une grimace redoutable :

— Va-t’en ! Va-t’en ! Je t’aime trop ! Tu n’as pas le droit de rester là !…

Et elle le chassait de la chambre en lui piquant le dos avec une épingle à cheveux.

Après le petit déjeuner patriarcal, Michel et Tania louèrent une voiture et se firent conduire à la propriété du docteur. Les dernières maisons dépassées, la route s’allongea, identique à la route de leurs souvenirs, vers les petits lotissements des faubourgs. Des champs cultivés s’enclavaient dans la masse mouvante et jaune de la steppe. D’autres jardins avaient poussé autour du jardin des Arapoff. Mais le vent, pur et fort, n’avait pas changé, ni cette odeur d’herbe et de terre sèche, ni la musique fine des moustiques et des grillons. Michel prit la main de Tania et ils échangèrent un regard de tendresse.

— Regarde, nous approchons, murmura Tania. Voici l’endroit où tu garais ta voiture… Voici les premiers arbres… Voici la palissade… Pourvu que mon père n’ait rien modifié à l’ordonnance du jardin !…

Le jardin était tel qu’ils l’avaient connu : les mêmes arbres fruitiers, corsetés de couleur blanche, les mêmes vignes, les mêmes bordures de roses entourées d’abeilles bourdonnantes. La cabane, toiturée de joncs roussis, était en place. Et le soleil, comme autrefois, passant à travers les joncs, étirait des rubans de lumière sur le divan bas, la table et le samovar de cuivre. Michel et Tania se promenèrent dans les allées. Tania cueillit une pomme, l’essuya contre sa manche et la croqua. Puis elle fit la moue :

— Elle est acide.

— Jette-la.

— Non. J’aime que les pommes soient acides. Retrouverais-tu l’endroit où nous avons planté un noyau de pêche ?

— N’est-ce pas ce grand arbre, aux branches étalées ? dit Michel.

— Tu crois ? Non. Tu es stupide ! Tu te moques ! Regarde. Voici la place où tu t’es battu avec Volodia.

Ils s’arrêtèrent à quelques pas de la palissade et contemplèrent longtemps la terre noire du chemin.

— On ne voit rien, dit Tania. C’est comme si rien ne s’était passé.

— Mais rien ne s’est passé, Tania, dit Michel.

— Sous cet arbre, tu m’as pris la main… Là, tu m’as embrassée…

Elle se tut. Une affliction très douce étouffait son cœur. Dans ce décor loquace, elle se sentait à la fois si proche et si lointaine de son immuable passé ! Les arbres, les herbes, les fleurs étaient conformes à leur tradition banale. Elle seule avait vécu, changé, selon le rythme des années. Pourtant, elle était heureuse de son sort à Moscou. Et elle avait été bien triste, souvent, dans ce jardin. Comment pouvait-elle regretter la jeune fille indécise, insipide et coquette, dont elle évoquait le fantôme ? « Tout cela ne reviendra plus, songeait-elle. Plus jamais, je ne retrouverai cette liberté inutile, et la maison de mes parents où on riait, où on pleurait si fort, et les lettres de Volodia, et les discours de Michel qui me disait “vous” en inclinant la tête. »

— Dis-moi « vous », Michel ! murmura-t-elle tout à coup.

— Je vous aime, Tania.

Tania baissa le menton. Sa gorge était serrée d’un plaisir amer.

— Encore ! dit-elle.

— Je vous aime, Tania. Je voudrais ne pas vous quitter.