Deux freux tournoyaient au-dessus de la steppe. Derrière la grille, on apercevait, dans les champs de froment, des faucheurs alignés qui taillaient à pleins bras. Plus loin, des femmes, en fichus de couleur, nouaient les gerbes. Il faisait chaud. Les moustiques s’irritaient. Les abeilles faisaient un bourdonnement continu autour de la haie des roses. Tania ferma les yeux. Ses jambes mollirent. Elle désira s’endormir et se réveiller quelques années plus tôt.
— Tout recommencer, tout revivre, dit-elle.
Une voix la fit tressaillir :
— Les voilà, mes tourtereaux !
Le vieux jardinier se tenait devant elle. Il était coiffé d’un chapeau en paille verdâtre, et sa barbe blanche lui pendait en éventail sur la poitrine. Dans son visage cuit et cassé, les yeux bleus brillaient de malice. Il marmonna :
— L’eau coule, la poussière tombe et les oiseaux reviennent à leur nid. Je savais bien, moi, que vous reviendriez.
— Il ne faudrait jamais revenir, dit Tania. C’est si triste de se retrouver différente parmi les choses qui n’ont pas changé !
— Les choses n’ont pas changé ? s’écria le jardinier en joignant les mains. Vous croyez que les choses n’ont pas changé ? Mais ces roses ne sont pas celles que vous avez connues. Et l’herbe du chemin n’est plus la même. Et cet arbre a eu deux branches rompues par l’orage. Tout change. Tout le temps et partout. Et moi aussi, j’ai changé. J’ai perdu trois dents…
Michel se mit à rire :
— Et les petits cailloux blancs, ils te parlent toujours ?
— Toujours. Mais eux aussi ont changé. Ils ont vieilli. Ils ont la voix plus douce. Lorsque je les entendrai à peine, c’est qu’il sera temps de mourir.
— Tu n’as pas peur de la mort ? demanda Michel.
— Est-ce qu’on a peur du sommeil ? De beaux rêves ! Et le Bon Dieu et les anges qui passent là-dedans avec des robes blanches ! Je serai là-haut. Sur ce nuage, peut-être, que vous voyez à gauche du pommier. Et, de là, je regarderai les gens. Et je vous verrai, tous les deux, marcher, la main dans la main, par les routes.
— Qu’est-ce qui nous attend encore ? dit Tania.
— C’est un péché de chercher à le savoir, dit le jardinier. Mais, quand on est très pieux, on peut le savoir sans le chercher.
— Tu le sais, toi, ce qui nous attend ? demanda Tania.
— Oui. Oh ! c’est très joli. Il y a de belles maisons. Des messieurs, des dames. D’autres maisons. Des enfants qui rient. Des morts qui pâlissent. Des rivières. Des bateaux. Et des gens parlent une autre langue autour de vous !
— C’est bien vague, dit Michel.
— Pas du tout, dit Tania. Moi, je me souviendrai de ses paroles. Des enfants, des morts, des bateaux, des gens qui parlent une langue étrangère…
— Beaucoup de souffrance et beaucoup de bonheur, dit le vieillard. Une belle vie.
— Une belle vie, soupira Tania. Comme c’est étrange ! Je suis toute triste à l’idée que j’aurai une belle vie.
Le jardinier se moucha et reprit la brouette qu’il avait laissée au milieu du chemin :
— Que Dieu soit loué pour les belles vies et pour les mauvaises.
Il s’éloigna en boitillant. La brouette grinçait. Un nuage de moustiques tournait au-dessus du chapeau de paille.
Tania inclina la tête sur l’épaule de Michel.
— Bientôt, nous repartirons. Nous retrouverons Moscou, Volodia, les amis. Et il y aura un souvenir de plus dans notre cœur.
— Cela t’ennuie ?
— Non, mais quand nous aurons beaucoup, beaucoup de souvenirs comme celui-ci, quand tout ce qu’on peut rêver de beau, de tendre, de gai, de mélancolique et d’affreux ne sera plus qu’un lot de souvenirs, alors, je me demande si nous aurons encore le courage de vivre !
— Cet instant est si loin !
— Les jours passent si vite !
Des charrettes roulaient pesamment sur la route. Une femme était couchée sur la charge de gerbes blondes. Elle chantait : sa voix était trop grande pour elle. La petite paysanne emplissait tout l’horizon.
— Comme elle chante bien ! dit Tania.
Michel se pencha sur son visage. Leurs regards s’unirent. Très vite, Tania pensa à ses parents, à la maison, à Nina, à la route, aux oiseaux qui tournaient dans le ciel. Elle avait dix-huit ans. Elle aimait. Elle était heureuse. Il lui sembla que Michel l’embrassait pour la première fois et qu’après ce baiser tout serait bouleversé dans sa vie.
L’après-midi, Michel, Akim, Tania et Zénaïde Vassilievna entreprirent une série de visites protocolaires chez les amis de la famille. Ils rentrèrent pour le dîner, harassés, assourdis, et le ventre malade, à cause de toutes les friandises qu’on leur avait servies.
Après le repas, tandis que Zénaïde Vassilievna, Tania et Akim descendaient dans le jardin noyé d’ombre, Constantin Kirillovitch pria Michel de rester à table avec lui. Dès que la porte se fut refermée, il demanda :
— Et Nicolas ?… Quoi de neuf ?…
Dans l’espoir de calmer son beau-père, Michel lui répéta, presque textuellement, ce qu’il lui avait écrit dans sa lettre. Il lui affirma même qu’il recevait fréquemment Nicolas à son bureau, et que le jeune homme avait inauguré avec Braniloff un travail scientifique d’une haute importance. Mais Constantin Kirillovitch ne voulait pas se laisser convaincre. Il grommelait :
— Nicolas s’est lié avec des voyous, des anarchistes, des révolutionnaires chevelus. Il combat l’idéal sacré dans lequel nous vivons. Et vous voulez encore que je l’aime ?
Comme Michel tentait de l’apaiser en lui rappelant que Nicolas avait conservé pour ses parents une tendresse profonde, il dit encore :
— À quoi bon parler de tendresse ? S’il continue, je finirai par oublier qu’il est mon fils. Je le rejetterai de mon cœur. Il n’existera plus pour moi.
Il avait le visage congestionné. Ses mains tremblèrent lorsqu’il porta un verre de vin à ses lèvres.
— Songez qu’il n’a même pas jugé utile d’assister au mariage de sa sœur ! s’écria-t-il tout à coup.
— Je comprends votre colère, dit Michel, mais il faut essayer d’être patient. Nicolas est jeune, impulsif, inexpérimenté. Il s’est laissé entraîner. Rien ne prouve que…
— Ne parlons plus de lui, dit Constantin Kirillovitch. Assez de honte ! Il ne mérite pas notre attention.
Et il glissa un doigt dans son faux col, comme s’il eût été sur le point d’étouffer. La voix de Zénaïde Vassilievna retentit au fond du jardin :
— Vous venez ? Il fait doux sous les tilleuls !
Arapoff se leva en s’appuyant lourdement à la table.
— Allons les rejoindre, dit-il. Et pas un mot à ma femme de notre conversation. Je lui laisse croire que vos arguments m’ont convaincu. Je m’efforce de la tranquilliser. Je lui mens, par charité…
Il regarda Michel, droit dans les yeux, et poursuivit :
— Par charité, comme vous mentez vous-même.
Michel baissa la tête sans répondre.
— Sortons, dit Arapoff, et il le prit par le bras pour l’entraîner hors de la pièce.
Dans le jardin, ils retrouvèrent la famille, serrée autour d’une table sur laquelle brillait une lampe à pétrole coiffée d’un abat-jour orange.
— De quoi donc avez-vous parlé si longtemps ? demanda Zénaïde Vassilievna.
Constantin Kirillovitch toussota pour se donner le temps de réfléchir et dit :
— De Kisiakoff et d’Olga Lvovna Bourine, ma chérie. Michel voulait avoir quelques détails complémentaires sur leurs rapports. À cause de Volodia, tu comprends…
— Pauvre garçon ! dit Zénaïde Vassilievna. Ce Kisiakoff a si bien entortillé Olga Lvovna, qu’elle n’aura bientôt plus un sou vaillant devant elle. C’est une honte ! Il lui a fait payer ses dettes. Il lui a fait vendre sa maison et hypothéquer ses terres pour agrandir la propriété de Mikhaïlo. On raconte même que la part de Volodia, dont elle a conservé la gérance, est sérieusement entamée.