— J’en étais sûre ! s’écria Tania. Il faut absolument que Volodia intervienne.
— Dès mon retour, je le lui conseillerai, dit Michel.
Tania poussa un soupir et chassa de la main les papillons de nuit qui voletaient autour de la lampe.
— Tu auras beau le prévenir, dit-elle, il ne fera rien. Il n’a jamais su ce que c’était que l’argent. Et maintenant qu’il est avec cette rouquine !…
— C’est toi-même qui l’as encouragé à lui faire la cour.
— Oui, mais il y a des limites, dit Tania sur un ton péremptoire.
— Moi, dit Akim, vos discussions m’ennuient. Je propose une partie de dominos.
— Il est tard, dit Tania. Nous devrions aller nous coucher.
— Tania a raison, dit Zénaïde Vassilievna en ramenant un châle sur ses épaules. Et puis, il commence à faire frais.
— Autrefois, dit Akim, nous jouions souvent aux dominos, après dîner.
Zénaïde Vassilievna regarda son fils avec une surprise émue. Sa lèvre inférieure se mit à trembler :
— Autrefois ?… Tu as raison… Apporte les dominos, Akim.
— Chic ! dit Akim.
Et il s’élança vers la maison à grandes enjambées.
— Regarde comme il court vite, dit Zénaïde Vassilievna à son mari. Tout de même, il s’est rappelé nos parties de dominos, le soir. C’est un si bon garçon !
Malgré l’entrain d’Akim, la partie de dominos fut morne. Zénaïde Vassilievna jouait à contresens, confondait les points et perdait à chaque coup. Quand son mari la grondait pour sa négligence, elle soupirait, hochait la tête, essuyait ses yeux avec le coin d’un mouchoir.
— Je songe à ma petite Nina, murmurait-elle. Où sont-ils maintenant ? Est-ce qu’elle pense à moi, seulement ?
— J’espère bien que non ! s’écria Arapoff.
— Constantin, tu es cruel, disait Zénaïde Vassilievna.
Au-dessus d’eux, le ciel était très haut et très calme, semé d’étoiles. La lumière de la lampe creusait une niche vert tendre dans les feuillages des tilleuls. Des moustiques vibraient autour de l’abat-jour orange.
— Quelle belle nuit ! dit Tania. Jamais, à Moscou, je n’ai vu de nuit pareille.
— Voulez-vous que je vous prépare du punch, comme à l’École ? demanda Akim.
Malgré les protestations de sa mère, il se fit apporter du rhum, un bol de grès, une cuillère et du sucre. Il officiait avec gravité.
Quand le breuvage se fut enflammé, il chanta d’une belle voix fine :
Envolez-vous aiglons,
Comme volent les aigles…
Puis, il but à la santé de Nina et de la famille impériale. Le breuvage sentait le roussi. Mais Akim était fier de sa réussite. Il se prétendit capable d’avaler douze verres de punch à la file. On l’en dissuada. Il en but quatre. Après quoi, tout le monde alla se coucher. Vers deux heures du matin, Arapoff se leva parce qu’il entendait du bruit dans la salle de bains. Il trouva Akim, en chemise, livide, les lèvres molles, l’œil éteint.
— Tu es malade ? demanda le docteur. C’est le punch ?
— Penses-tu ! dit Akim. Ce sont les friandises de ces vieilles toupies ! J’en ai perdu l’habitude…
Et il quitta la salle de bains d’une démarche vague.
CHAPITRE XVII
Revenu à Moscou, Michel mit Volodia au courant de la liaison d’Olga Lvovna avec Kisiakoff. Conformément aux prévisions de Tania, Volodia feignit d’être très exactement renseigné sur l’affaire. Il prétendit qu’il avait cessé depuis longtemps de considérer Olga Lvovna comme sa mère, que les démêlés de la pauvre femme avec Kisiakoff lui répugnaient trop pour qu’il songeât à s’en occuper, et qu’il était bien tard pour empêcher la liquidation des dernières propriétés familiales. Michel lui ayant conseillé d’intenter un procès à Kisiakoff, Volodia se fâcha et déclara qu’il ne tenait pas à se couvrir de ridicule en disputant des miettes d’héritage au suborneur barbu et malodorant de sa mère. À l’entendre, sa vie à lui, Volodia, n’était plus à Ekaterinodar, mais à Moscou. Il était éperdument amoureux d’une créature admirable. Et il ne voulait pas que des histoires de succession vinssent lui gâcher son plaisir.
Tandis que Volodia pérorait avec de grands gestes en arpentant le bureau, Michel souriait de son inconséquence.
— Ai-je eu raison en t’enjoignant de ne pas lâcher les Comptoirs ? demanda-t-il.
— Oh ! dit Volodia, ce n’est pas difficile, tu prévois toujours le pire.
— Et toi le meilleur.
Volodia éclata de rire :
— Sacré Michel ! Je vais vivre à tes crochets. Tu vas m’entretenir…
Cette idée l’amusait prodigieusement. Tout à coup, il s’arrêta et posa une main sur l’épaule de son ami :
— Si tu savais comme ces questions d’argent me paraissent secondaires depuis que je suis amoureux ! Elle m’a transformé ! Elle est divine ! Quand je pense que ce soir, elle sera de nouveau chez moi !…
Il claqua des doigts et fit une pirouette.
— Tes amis ne viennent jamais te déranger pendant ses visites ?
— Non, dit Volodia. Lorsque je ne suis pas seul, je suspends un ruban rose à la sonnette. Ils savent ce que cela veut dire. D’ailleurs, je les vois de moins en moins. Olga estime qu’ils ne sont pas une fréquentation pour moi…
Il passa la langue sur ses lèvres et murmura :
— Elle a un corps ! Un parfum ! Ah ! je me damnerais pour ce corps et pour ce parfum ! Comment se fait-il que tu ne sois pas amoureux d’elle, toi aussi ?
Puis il se tut. La conscience de son bonheur lui procurait une impression de contrainte très douce. Jamais encore, lui semblait-il, il n’avait éprouvé cette plénitude de joie. Autrefois, ses jeux nocturnes s’achevaient par un sentiment de lassitude écœurée. Avec Olga, l’étreinte passée, il se retrouvait aussi pur et tendre que s’il ne l’avait pas tenue entre ses bras. Sur les coussins froissés, ils avaient de longues conversations qui étaient le meilleur de leur entrevue. Parfois, ils discutaient gravement d’un roman ou d’un article de journal. Tout ce qu’elle disait était d’une justesse et d’une nouveauté surprenantes. Il oubliait qu’elle était une femme. Il écoutait ses arguments. Un jour, il eut l’idée de lui lire un livre à haute voix. Cette distraction leur parut si agréable qu’ils en firent une habitude. À sept heures, Olga poussait un cri et suppliait Volodia de la laisser partir. Il la retenait une demi-heure encore. Puis, elle s’échappait, s’habillait en hâte. Et, tandis qu’elle vaquait à sa toilette, Volodia, détendu, satisfait, vaniteux comme un tout jeune homme, fumait des cigarettes en la regardant. Quand elle était partie, il allait se recoucher dans le lit qui gardait encore la tiédeur de leur amour.
L’évocation de cette volupté était si précise que Volodia en oublia, l’espace d’un instant, qu’il se trouvait dans un bureau, avec Michel assis en face de lui. Son visage se figea dans une expression béate. Ses yeux s’arrondirent stupidement. Michel avança la main, toucha le bras de son ami, avec précaution, comme pour l’éveiller.
— Eh ! tu dors, Volodia ?
— Excuse-moi, dit Volodia en changeant de figure, je réfléchissais.
— Pourquoi ne l’épouses-tu pas ? demanda Michel.
Le regard de Volodia s’assombrit. Il serra les lèvres dans une moue méditative.