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— J’y ai pensé, dit-il enfin. Mais j’ai peur de tout gâcher par le mariage. Le mariage tue l’amour et fortifie l’affection, l’habitude.

— Je ne le crois pas, dit Michel en souriant.

— Oh ! toi, dit Volodia, tu es un être exceptionnel. Et puis, il y a cet enfant qui nous gênerait. Non, tout est mieux ainsi, j’en suis sûr…

Il regarda sa montre :

— Six heures ! Dans deux heures, elle sera chez moi. Je te quitte. Je vais me préparer.

Comme il s’apprêtait à sortir, le garçon de bureau annonça la visite de Nicolas Constantinovitch Arapoff.

— Tiens, il existe encore celui-là ? demanda Volodia en enfilant ses gants beurre frais.

— Oui. Va-t’en vite, dit Michel. Il est urgent que je le reçoive.

Nicolas entra dans le bureau d’une démarche lente et inquiète. Il se retourna précipitamment lorsqu’il entendit la porte se refermer en battant dans son dos. Une grimace peureuse lui pinça le visage.

— Asseyez-vous, dit Michel.

— Non, non, dit Nicolas. Je suis très pressé. Je voulais savoir simplement… comment s’est passé le mariage de Nina ?

— Fort bien, dit Michel. Vos parents ont beaucoup regretté votre absence. Ils ne l’ont pas comprise. Ils ont eu du chagrin.

— Oui, dit Nicolas, je le pensais bien, mais que pouvais-je faire ?

Il eut un regard circulaire, comme pour chercher un secours dans l’attitude des meubles. De nouveau, ses yeux rencontrèrent le portrait de l’empereur. Et ses épaules tressaillirent imperceptiblement. Il demanda :

— Mais le mari, ce Mayoroff, comment est-il ?

— Ni bien ni mal, dit Michel. Un honnête garçon.

— Nina est heureuse ?

Michel hésita un instant avant de répondre :

— Elle le sera.

Nicolas passa le poids de son corps d’une jambe sur l’autre. Puis, il glissa la main dans sa poche, en tira un mouchoir de toile bise et s’épongea le front.

— Eh bien, voilà, murmura-t-il, c’est tout ce que je désirais savoir.

— Mais vous-même, demanda Michel, vos affaires ?

— Ça va, ça va, dit Nicolas avec un léger sourire. Le travail avance. Braniloff est content.

— Vous n’avez besoin de rien ?

— Mais non.

— J’aimerais vous avoir à dîner, un soir.

— Oui, c’est ça, je repasserai, dit Nicolas. Nous en reparlerons.

Une toux sèche lui gonfla les joues. Il boutonna son veston d’une main nerveuse :

— Il faut que je m’en aille.

Michel le raccompagna jusqu’à la porte. Puis il revint à sa table où dormaient des piles de lettres et de télégrammes jaunes. Mais il n’avait pas envie de travailler. Par la fenêtre ouverte, arrivait le bourdonnement continu de la rue. Et ce sourd grondement, cette palpitation universelle, entretenaient en lui un sentiment d’inquiétude.

CHAPITRE XVIII

Grâce à l’argent d’Olga Lvovna Bourine, Kisiakoff avait payé ses dettes, réparé la vieille maison de Mikhaïlo, et acheté quelques terres pour arrondir son bien. À présent, Olga Lvovna était à peu près ruinée, mais la propriété de Kisiakoff avait doublé de valeur. Elle comptait, outre les plantations de tabac, un moulin, une petite tannerie qui empestait les ruisseaux, et deux villages. À vrai dire, la tannerie travaillait un jour sur deux, le moulin tournait au ralenti, et les villages n’étaient que de misérables hameaux rongés de poussière. Mais Kisiakoff était fier de son domaine. Chaque matin, il sortait en calèche, pour inspecter les travaux.

Olga Lvovna dirigeait la maison. Habillée de noir, harnachée de bracelets, elle courait de la cuisine à la réserve et de la réserve aux étables. Un trousseau de clefs, pendu à sa ceinture, était le symbole de sa toute-puissance. Avec ces clefs, il semblait qu’Olga Lvovna transportât toutes les richesses de la propriété sur son ventre. Quand elle s’adressait à l’intendant, ou aux filles de charge, ou aux ouvriers, elle ne manquait pas de faire sauter les clefs dans le creux de sa main, comme pour leur rappeler, par ce geste, la dignité suprême dont elle était revêtue et le respect auquel elle avait droit.

D’un caractère avare et volontaire à l’excès, Olga Lvovna était très dure à l’égard de son personnel. Pour qu’elle fût satisfaite, il fallait que tout le monde lui parût occupé. Elle suivait les corridors à petits pas rapides et silencieux, et surgissait tout à coup dans la cuisine, ou dans le réduit de la lingère. Trouvait-elle quelque fille assise sur un tabouret, aussitôt elle se mettait à crier. La malheureuse était expédiée sur-le-champ vers une besogne urgente et inutile. Et Olga Lvovna l’accompagnait un bout de chemin en vitupérant sa fainéantise. Un va-et-vient continuel animait le logis. De la cave au grenier, retentissait la voix aiguë de la patronne : « Servez ceci, allez chercher cela, courez me rapporter mon châle, allez regarder si Ivan Ivanovitch n’est pas rentré de sa promenade. » En fin de journée, les domestiques tenaient à peine sur leurs jambes.

Olga Lvovna changeait fréquemment de femme de chambre et de cuisinière. Sa situation irrégulière à Mikhaïlo la rendait méfiante. À tout instant, elle s’imaginait qu’on lui manquait de respect, parce qu’elle n’était pas la femme légitime de Kisiakoff. Elle renvoyait des filles pour inconduite, pour impertinence, pour sournoiserie. Le soir, elle faisait son rapport à Ivan Ivanovitch Kisiakoff, et exigeait de lui la promesse de châtiments exemplaires. Kisiakoff l’écoutait sans mot dire. Il mangeait beaucoup. Les plats épicés et l’alcool enflammaient son visage. Souvent, il mettait sa main devant sa bouche, éructait et se signait la barbe gravement. Lorsqu’Olga Lvovna avait achevé ses doléances, il lui tapotait les mains avec ses gros doigts velus et déclarait simplement :

— Tout ce que tu dis est juste, ma colombe. Les coupables seront punis comme ils le méritent. Qui donc ose tenir tête à mon ange ?

Puis, il parlait d’autre chose. Il avait de vastes projets d’embellissement pour la propriété. Déjà, il avait fait venir quatre jardiniers qui taillaient des allées dans un terrain vague attenant à la maison. Au centre de ce terrain, il mettrait une boule brillante, et, dans tous les fourrés, il cacherait des petits nains en terre cuite. Sur le toit, il méditait de dresser un grand mât où on hisserait des drapeaux, les dimanches et jours fériés. Il songeait aussi à creuser un étang, mais un souci d’économie lui interdisait encore de commencer les travaux. Après le repas, Kisiakoff s’allongeait sur un canapé et convoquait Stiopa, le moine défroqué, pour une partie d’échecs. Les deux hommes jouaient pendant près d’une heure, sans échanger une parole. Olga Lvovna tricotait, au fond de la pièce. Elle n’aimait pas ce Stiopa, borgne et grimaçant, qui l’avait unie à Kisiakoff par une messe de sacrilège. Elle avait peur de lui. Sans lever les yeux de son ouvrage, elle écoutait les soupirs de Kisiakoff, les grognements de Stiopa, le glissement des pièces lourdes sur l’échiquier. Parfois, Kisiakoff faisait craquer les ressorts du canapé en se retournant d’une masse. Ou bien, il avalait un petit verre et clappait de la langue. Puis, c’était le silence. Olga Lvovna revenait à ses pensées habituelles. Kisiakoff paraissait l’aimer et la révérer avec patience. Mais comment pouvait-il se contenter d’une femme aussi vieille et défraîchie, après avoir possédé une créature de la qualité de Lioubov ? Ne l’avait-il pas choisie à cause de sa fortune ? Cependant, elle n’avait plus d’argent. Elle lui avait tout donné. Même la part de Volodia, et il avait fallu falsifier les comptes de tutelle. Alors, pourquoi la gardait-il auprès de lui ? Était-ce de la reconnaissance, de la pitié ? Ces deux sentiments étaient étrangers à Kisiakoff. Non, de toute évidence, il l’aimait pour quelque mérite subtil d’âme ou de corps, dont elle ignorait tout elle-même. Une vague de fierté submergeait son cœur à cette seule idée, et elle se mettait à compter ses mailles, vite, vite, comme pour conjurer un sort. Cette partie d’échecs était interminable. Encore une dizaine de pièces sur l’échiquier. Pourquoi donc tenait-il à jouer aux échecs avec ce borgne dégoûtant ?