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— Échec à la dame, disait tout à coup Kisiakoff.

— Ouais, grognait Stiopa. Ma dame, ma dame va vous montrer son cul. Hop ! Et voilà. Elle est hors de danger, ma dame !

Dans la cour, le veilleur de nuit faisait retentir sa crécelle. Une bûche s’écroulait dans la cheminée. Une fille passait en courant dans le corridor.

— Échec et mat, disait Kisiakoff.

— Aïe ! Aïe ! gémissait Stiopa. Comme vous m’avez rossé ! Comme vous m’avez puni !

C’était la fin. Stiopa buvait encore un petit verre et quittait la pièce, après s’être incliné profondément, la main sur le ventre. Kisiakoff s’étirait, bâillait, demandait l’heure.

— Allons nous coucher, Vania, disait Olga Lvovna. Tu parais fatigué.

— Pas trop ! Pas trop ! disait-il en clignant de l’œil.

Et il lui enlaçait la taille de son bras lourd. Processionnellement, ils montaient dans la chambre à coucher, très chaude et mal éclairée. Le lit était fait. Sur la table de nuit un plateau supportait l’en-cas de Kisiakoff. Du saucisson, de la viande froide, des cornichons, des olives, un hareng et de la vodka. Tout cela, il le mangerait à trois heures du matin, entre deux sommes, et il s’essuierait la bouche et les doigts avec la serviette pendue à son chevet. Puis, il se remettrait à dormir. Et elle s’assoupirait elle-même, bercée par son ronflement régulier. Déjà, il s’asseyait sur le lit, humait les victuailles exposées :

— Ça sent bon !

— Ce sont les petits cornichons que j’ai salés moi-même.

— Ça se voit, mon alouette ! Donne-m’en un que je le goûte ! Oh ! quel parfum ! Quelle chair ferme et délicate ! Viens : je veux t’embrasser pour la peine !

Olga Lvovna s’approchait de Kisiakoff, la tête basse. Il l’installait sur ses genoux, la caressait de ses grandes mains dangereuses, l’embrassait sur la bouche. Olga Lvovna se laissait faire, étourdie et molle. Il la déshabillait lui-même en répétant :

— Je déshabille ma petite fille avant de la coucher. Sage ! Sage ! Est-ce bien ainsi que ta maman te retirait tes bas ? Est-ce bien ainsi que ta maman te réchauffait les pieds ? Regarde-moi ! Je suis ta vieille nounou ! Dis-moi : « Nounou ! Nounou ! »

— Nounou ! balbutiait Olga Lvovna.

— À merveille, ma petite fille. Glissez-vous dans le lit. Et je viendrai me coucher près de vous pour vous tenir chaud.

Très vite, il était auprès d’elle, et la serrait contre son ventre en murmurant :

— La vieille nounou est venue. La vieille nounou va te raconter des histoires. Il y avait une fois…

Et tout à coup, il lui écrasait les lèvres d’un baiser puissant et velu. Puis, il faisait l’amour. Et, après avoir fait l’amour, il buvait un petit verre, se roulait au bord du lit et s’endormait pesamment.

Longtemps, assise dans le noir, déchirée, pantelante, radieuse, Olga Lvovna écoutait la respiration engorgée de son amant. La volupté, la fierté, la tendresse étaient si violentes en elle, que des larmes lui venaient aux yeux. Elle pleurait un peu, guettait le froissement des branchages nocturnes derrière la fenêtre, le bruit de la crécelle du veilleur, l’appel d’un coq énervé. Ensuite, elle faisait le signe de croix au-dessus de l’épaule de Kisiakoff, disait sa prière et fermait les paupières, alourdie de contentement.

Le lendemain, elle se levait avant Kisiakoff et courait surveiller les domestiques. On cuisait des confitures dans le jardin. Tout le jardin sentait la cerise chaude et le sucre. Une fille gourmandée sanglotait dans un coin. Les portes battaient. Des chiens aboyaient contre les poules, dans la basse-cour. Kisiakoff, la barbe bien peignée, le teint reposé, l’œil vif, montait dans sa calèche et partait pour inspecter le domaine. Ainsi, la journée se poursuivait identique, geste pour geste, à toutes les autres journées.

Comme Kisiakoff ne recevait personne et ne se rendait plus que rarement à Ekaterinodar, Olga Lvovna n’imaginait pas quel événement aurait pu bouleverser le cours paisible de son existence. Elle ne craignait personne dans la maison. Lioubov était à l’autre bout du monde. Volodia habitait Moscou, et avait fort heureusement oublié qu’il avait une mère et qu’elle lui devait des comptes. Paracha, même, avait été éloignée et vivait au village, avec ses parents.

Un jour, Olga Lvovna, furieuse d’avoir été obligée de congédier sa nouvelle cuisinière, sortit du jardin et marcha dans les champs pour calmer son irritation. Elle arriva ainsi à une cabane de chasseurs, située en lisière d’un petit bois de bouleaux. La cabane était propre, solide, bien que désaffectée depuis près de dix ans. Des fenêtres à un seul carreau étaient ménagées entre les poutres. Olga Lvovna colla son nez à la vitre, et recula, épouvantée. Au centre de la pièce, sur un lit de sangles, il y avait Paracha qui riait, les jambes ouvertes et les jupes troussées jusqu’au menton. En face d’elle, Kisiakoff, debout, le ventre en avant, reboutonnait tranquillement ses culottes.

Olga Lvovna voulut crier, casser la vitre, enfoncer la porte. Mais elle n’avait plus de voix, plus de forces. Elle balançait la tête et répétait bêtement :

— Vania ! Vania !

Puis, tout à coup, elle releva sa robe et se mit à courir, comme une folle, vers la maison. Dans sa chambre, elle pleura, pria, se mordit les mains de désespoir. Sa première idée fut d’infliger à Kisiakoff une scène retentissante. Mais elle réfléchit aussitôt que Kisiakoff lui tiendrait rigueur de cette jalousie, et la chasserait, ou la priverait peut-être de ses caresses. Or loin de lui, elle ne saurait plus vivre. Pouvait-elle lui en vouloir de s’amuser avec des filles de ferme, alors qu’elle-même n’était plus assez jeune pour le satisfaire honnêtement ? N’était-il pas étonnant déjà qu’il la conservât auprès de lui et lui donnât, chaque soir presque, une aussi magnifique preuve de science et d’application ? Qu’exigeait-elle de plus ? De quoi se plaignait-elle encore ? Non, il fallait se taire, feindre d’ignorer tout, accepter le partage de cet amour plutôt que de le perdre.

Le soir même, Olga Lvovna reçut Kisiakoff avec un visage attendri. Après le repas, Stiopa vint jouer aux échecs, puis Kisiakoff entraîna Olga Lvovna dans la chambre, goûta au saucisson, à la vodka, et fit l’amour, comme de coutume. À trois heures du matin, il se plaignit d’avoir le ventre ballonné. Elle s’en émut et lui fit manger des pruneaux cuits. Et, en le regardant mâcher les pruneaux et cracher les noyaux dans sa main repliée en cornet, elle se félicitait de n’avoir pas suivi son premier sentiment de révolte. La nuit fut bonne. Le lendemain, à midi, Kisiakoff repartit pour inspecter sa propriété.

Kisiakoff marchait de long en large dans la véranda piquée de mouches de soleil, et dont les planches criaient sous ses bottes de cuir fauve. Le médecin du zemstvo, un petit bonhomme malingre, au pince-nez tremblotant, le suivait pas à pas et s’essuyait constamment le visage et les mains avec un mouchoir jaunâtre.

— Il n’y a plus de doutes possibles, Ivan Ivanovitch, marmonnait le médecin.

— À son âge ?

— Mais oui, à son âge. Elle peut très bien, comment dirai-je ?… Et tout me paraît en place, sauf votre respect…