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— En êtes-vous bien sûr ?

— Il est trop tôt pour jurer de rien, si j’ose m’exprimer ainsi. Attendons le quatrième mois…

— Mais que faire d’ici-là ?

— Laissez agir la nature, Ivan Ivanovitch… Elle a le ventre enflé, les seins, passez-moi le mot, sont en travail… Le masque, les vomissements, les envies… Bref dans six mois, vous serez père, je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?

Kisiakoff dégrafa son col et se gratta la nuque du bout des doigts.

— Oui, oui, grogna-t-il. Ah ! mon cher ! Nous sommes sur terre pour recevoir les cadeaux de Dieu ! Que sa volonté soit faite !

Et il se couvrit la tête avec un mouchoir pour accompagner le docteur jusqu’à la méchante calèche qui l’attendait dans la cour.

— Tenez-moi au courant, dit le docteur.

Ivan Ivanovitch écrasa un moustique contre sa joue renifla tristement et revint à pas comptés vers la maison. Les révélations du médecin le plongeaient dans l’étonnement et la perplexité. Il n’aurait jamais supposé qu’Olga Lvovna pût attendre un enfant. Et il ne savait s’il fallait se réjouir ou s’alarmer de cette circonstance saugrenue. Certes, il avait déjà eu des enfants naturels avec les filles du village. Tout s’était bien passé. Et il avait oublié jusqu’au nom des mères et des rejetons. Devait-il, en toute conscience, s’intituler le père de ces morveux en guenilles et aux pieds nus ? Mais, à présent, l’aventure était plus conséquente. Olga Lvovna était presque sa femme. Elle habitait avec lui. Elle dirigeait la maison. Pour tout le monde, le nouveau-né serait le fils ou la fille véritable de Kisiakoff.

Kisiakoff s’assit sur le banc de bois qui courait le long de la véranda et respira profondément l’air chaud, affadi de poussière. Un enfant. Son enfant. Il était seul dans la vie, et, tout à coup, un être allait surgir à sa droite. Un être qui lui ressemblerait sans doute, et dans lequel il retrouverait ses propres vices et sa propre laideur. Il s’était toujours considéré comme un individu exceptionnel, isolé dans le mal, plus proche de Dieu que des hommes. Or, voici qu’il tombait sous la discipline commune. Cette paternité banale éteignait son prestige, étouffait son orgueil. Tant de violences, tant de souffrances, tant de communions avec l’ineffable pour en arriver là ! Kisiakoff père ! Kisiakoff à qui un marmot baveux dirait : « Papa », en lui tirant la barbe ! C’était grotesque ! Vraiment, il n’avait pas mérité pareille déchéance ! « Dieu s’est lassé de moi, pensa-t-il. Je me suis radouci, je me suis rangé, j’ai oublié mon rôle, et Dieu m’a envoyé un enfant pour me punir. Je n’amuse plus Dieu. Il ne veut plus de mes grimaces. »

Il soupira et regarda, devant lui, les feuillages immobiles des tilleuls, et le grand ciel dur et bleu. Il n’y avait pas de vent. Il n’y avait pas de bruit. Tout était calme. Kisiakoff passa dans la salle à manger, fraîche et sombre, où une servante débarrassait la table, et but un verre d’eau de fruits. L’eau était tiède. Le parfum de la mangeaille lui donnait la nausée. Sans doute n’était-il pas lui-même en bonne santé ? Il songea un moment à aller se coucher avec une bouillotte sur le ventre pour digérer le repas trop copieux. Mais l’activité de son cerveau était telle qu’il pouvait à peine bouger. La question de l’enfant absorbait toute son énergie. D’ailleurs, plus il réfléchissait à l’événement, moins l’événement lui paraissait absurde. Sa première fureur était tombée, il en vint même à envisager le problème avec une certaine faveur. Après tout, si Dieu lui imposait un enfant, c’était pour prolonger la race des Kisiakoff, pour perpétuer sans heurts cette lignée de bouffons admirables. Dieu lui accordait un fils, afin qu’il l’instruisît dans le mal et la grimace, Kisiakoff verrait croître, s’arrondir et se perfectionner cette fraîche pourriture. Il revivrait, aux côtés de cet ange obscur, les expériences de ses premières années. Ainsi, jusqu’à la fin des temps, existerait sur terre un Kisiakoff, illuminé et redoutable, qui serait le pitre de Dieu. Les corps passeraient à travers les générations, des villes surgiraient dans un bouillonnement de boue et de pierre, les langues s’uniraient selon un idiome monotone, les océans rongeraient les rivages de fer, les statues de la Grèce antique s’effriteraient au vent des années, mais, toujours, quelque part, en Russie, il y aurait un homme à la barbe noire, au regard de feu, pour qui la poursuite âpre du plaisir serait le premier commandement du Seigneur. Dieu avait besoin de Kisiakoff autant que Kisiakoff avait besoin de Dieu. Kisiakoff était pour Dieu le grain de poivre dans une masse d’aliments fades et pâles. Peut-on reprocher au grain de poivre de piquer la langue ? Non, car, sans lui, le plat serait immangeable. Dieu se servait de Kisiakoff pour relever le goût de son ordinaire. Kisiakoff disparu, Dieu se détournerait de la marmelade humaine. Alors, vite, vite, on lui donnait un successeur. Alors, vite, vite, on renouvelait la réserve. « Pourvu que le poivre ne manque pas ! Avez-vous pensé à vérifier la provision de poivre ? » Ce cri de la ménagère, Dieu le jetait lui-même.

Kisiakoff s’assit dans un fauteuil de rotin et repoussa loin de lui ses grosses jambes bottées. Il avait compris maintenant. Tout son corps tremblait à cette seule idée. Comme il était fort ! Comme il était nécessaire ! Un grain de poivre ! Un grain de poivre ! Il se mit à rire.

Un peu plus tard, il crut que quelqu’un venait d’entrer dans la véranda. Il tourna la tête. Personne. À deux reprises, il eut encore l’impression d’une présence à ses côtés. Et, chaque fois, quand il regardait, il était seul. Seul, tout petit, tout noir et d’une puissance énorme, dans cet amas d’êtres blêmes, énervés et sans goût. Seul pour soutenir le monde. Seul pour faire accepter le monde par Dieu. Il ferma les yeux, et il lui sembla qu’en effet, le monde entier, avec son ciel changeant, ses labours peignés, ses villes de fumées, ses fleuves, ses routes, ses bêtes, ses hommes et ses femmes, s’appuyait lourdement sur lui. Il rouvrit les paupières, et, longtemps, son regard fatigué ne put rendre leur place aux arbres, à la balustrade de bois et aux marches de la maison. Il répétait :

— Je vais avoir un enfant… Un autre Kisiakoff viendra… Aussi fort que moi… Et ils verront, ils verront… Il faudra en parler à Stiopa…

La sueur coulait sur son visage. Des mouches se glissaient en bourdonnant dans sa barbe, frôlaient ses lèvres. Il les chassa d’un revers de la main. Puis, il se leva, dégrafa d’un cran sa ceinture, et monta dans la chambre où Olga Lvovna reposait depuis la visite du médecin. Elle avait eu des vomissements pendant toute la matinée. Elle était tombée dans l’escalier. Maintenant, elle prétendait vouloir manger de la craie.

Kisiakoff entrouvrit la porte. Olga Lvovna somnolait dans la pénombre de la pièce. Son visage maigre et gris pesait à peine sur l’oreiller de dentelles. Ses mains étaient jointes sur son ventre. Elle respirait difficilement. Kisiakoff contempla cette femme qu’il avait prise pour son argent, qu’il avait conservée par habitude, et à qui la maternité conférait une valeur sacrée. Il sourit. Elle ne savait pas, la malheureuse, quelle œuvre divine s’accomplissait dans ses entrailles. Elle était le vase impur où mûrissait la semence de Dieu. Si Lioubov était restée auprès de lui, elle aurait eu cet honneur de le recréer en elle. Mais elle avait préféré partir, rejoindre les autres hommes, se mêler au troupeau, dont lui, Kisiakoff, commandait la course effrénée. Tant pis pour elle. Chaque fois qu’il pensait à Lioubov, Kisiakoff éprouvait un sentiment de dépit et de gêne. Il haussa les épaules :