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— L’idiote !

Puis, il s’approcha du lit où reposait la malade. Debout devant ce corps las et mince, il sentait monter dans son cœur une délicieuse angoisse : « Pourvu qu’elle ne meure pas avant, songea-t-il. Ce serait trop bête. Il faudra faire très attention ! »

Et il appela doucement :

— Olga ! Olga !

Elle ouvrit les yeux. Un sourire étira ses lèvres. Ses prunelles brillèrent. Elle souleva vers lui deux pauvres mains veineuses.

— Tu es venu… Le médecin t’a dit ? chuchota-t-elle d’une voix fautive.

— Oui, mon oiselet.

— Et… et tu ne m’en veux pas ?

— T’en vouloir ? s’écria Kisiakoff. Mais de quoi, mon amour ? J’ai toujours souhaité avoir un enfant de toi !

Une lueur de joie passa dans le regard d’Olga Lvovna. Le sang affluait à ses joues. Son menton tremblait.

— C’est vrai ? C’est vrai ? disait-elle. J’avais si peur ! Je ne te l’avais jamais dit, mais moi aussi je rêvais d’avoir un enfant, un petit enfant à bichonner, à emmailloter, à bercer… L’existence est si vide quand on n’a pas un petit enfant… Bien sûr, je t’ai, toi, mon grand, je me dévoue pour toi… Mais ce n’est pas la même chose… Tu me comprends ?…

Elle parlait très vite, et un tic nerveux agitait ses paupières. Elle s’arrêta tout à coup, cacha son visage dans ses mains et gémit :

— Que pensera Volodia ?

— Je me charge de lui, dit Kisiakoff. Après tout, tu es libre de vivre à ta guise.

— Oui… Oui…

— Qui sait ? Peut-être sera-t-il ravi d’avoir un petit frère ?

— Peut-être…

— De toute façon, ne t’occupe plus de ces questions secondaires. Soigne-toi. Surveille-toi.

— Et si j’allais mourir ?

Kisiakoff donna un coup de poing sur le bois du lit.

— Je te défends d’imaginer des sottises pareilles ! Tu vivras, je le sais, je le sens…

En disant ces mots, il leva les yeux au plafond, et sa figure prit une expression inspirée.

— Comment le sais-tu ? demanda Olga Lvovna.

— Dieu me l’a dit, murmura Kisiakoff.

Et, mettant un genou à terre, il baisa les mains de la malade. Puis, il s’assit à son chevet, et ils discutèrent longuement de mille sujets qui passionnaient Olga Lvovna. L’enfant s’appellerait Ivan. On l’élèverait d’abord à Mikhaïlo. Ensuite, on l’enverrait faire ses études à Moscou. Olga Lvovna s’animait en parlant, riait, pleurait, serrait les grosses pattes de Kisiakoff contre ses lèvres. L’annonce de cette maternité l’avait transfigurée. Elle était presque jolie, par moments. Kisiakoff la regardait et se lissait la barbe avec le pouce, en répétant :

— Oui, oui, c’est une grande œuvre qui se prépare, Olga.

Au quatrième mois, les troubles d’Olga Lvovna se révélèrent inquiétants. Son ventre était énorme. Des cernes noirs lui mangeaient les yeux. Souvent, elle avait des vertiges, des nausées, des vomissements de bile. Tantôt elle voulait croquer des cornichons, et tantôt elle demandait qu’on lui brossât les cheveux avec une brosse très douce, ou bien encore elle exigeait qu’on lui servît de la vodka et du pain noir, avec des oignons. Sa nervosité était devenue telle que, pour un retard de Kisiakoff, elle tombait dans les transes. À plusieurs reprises, on fut obligé de la coucher de force et de lui appliquer des linges froids sur le front.

Au cinquième mois, le médecin du zemstvo vint la visiter à nouveau. Il l’ausculta avec soin. Et il quitta la chambre en se déclarant satisfait. Kisiakoff rejoignit le docteur dans la véranda. Près de la balustrade, il y avait un berceau bouillonnant de dentelles blanches. Quelqu’un avait laissé traîner une brassière inachevée sur la table. Kisiakoff regarda le berceau, la brassière, et se mit à rire.

— Vous voyez, dit-il, nous prenons nos précautions. Tout est prêt pour l’invité. Rien ne peut plus nous surprendre.

— Ah ! dit le docteur, vous n’avez pas perdu de temps, en quelque sorte. C’est bien… C’est bien…

— Et la malade ? Votre opinion ? Entre nous, ses malaises m’inquiètent.

Le docteur retira son lorgnon embué et toussota discrètement avant de répondre :

— Ses malaises ne doivent pas vous inquiéter, pour ainsi dire…

— Ne peuvent-ils pas nuire à la santé de l’enfant ?

— Seraient-ils dix fois plus violents qu’ils ne nuiraient pas à la santé de l’enfant.

— Pourquoi ?

— Parce que… parce que… bredouillait l’autre.

— Parce que quoi ? demanda Kisiakoff.

— Parce que, si j’ose m’exprimer ainsi, il n’y aura pas d’enfant…

Kisiakoff blêmit et avança la mâchoire.

— Hein ? gronda-t-il.

Le médecin, cramoisi, les paupières battantes, essayait en vain de calmer son client.

— Ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas, disait-il en rentrant la tête dans les épaules.

En même temps, il regardait avec terreur le berceau qui trônait au bout de la véranda, dans une gloire de dentelles, de soie et de soleil. La vue de ce berceau lui était décidément insupportable. Il finit par lui tourner le dos.

— Eh bien parlez ! Vous vous moquez de moi ? dit Kisiakoff.

— Permettez, susurra le médecin. Ce n’est pas ma faute. Le cas est assez rare. Mais, en même temps, assez fréquent… Et ainsi de suite… Oui… heu… il s’agit d’une grossesse nerveuse… Un jeu de l’imagination qui agit mystérieusement sur les organes, pour ainsi dire, féminins et… et…

— Hors d’ici ! brailla Kisiakoff.

Et il leva ses deux poings énormes sur le petit homme noir qui osait détruire sa joie. Le médecin s’enfuit sans demander son reste.

Stiopa, qui observait la scène, assis sur la barrière de la cour, sauta à terre et s’approcha de Kisiakoff.

— Mauvaise nouvelle ? demanda-t-il en lui touchant l’épaule.

— Toi, cria Kisiakoff, je ne veux plus te voir. Tu me portes la guigne. Va te faire héberger ailleurs. Ou je te casse les reins.

— Mais je n’ai rien fait, dit Stiopa en grimaçant de toute la figure. Au contraire, j’ai prié pour la mère, pour l’enfant.

— Justement ! Il ne fallait pas prier, glapit Kisiakoff. Allons, décampe…

— La colère est mauvaise conseillère, dit Stiopa. Vous me regretterez…

Et il s’éloigna d’une démarche nonchalante.

Kisiakoff, effondré, s’enferma dans son bureau jusqu’à l’heure du déjeuner. Puis, il partit pour rejoindre Paracha dans la cabane. En rentrant, il était plus calme. Pendant toute une semaine, il essaya de préparer Olga Lvovna à la nouvelle. Lorsqu’elle apprit enfin qu’elle n’était pas enceinte, la malheureuse eut une syncope. On alla chercher un autre médecin. Il fallut la veiller toute la nuit. Au petit jour, elle reprit connaissance et pleura doucement. Elle répétait d’une voix monotone :

— Vania, mon joli poupon… Le biberon n’est-il pas trop chaud ?… Surtout qu’il ne s’approche pas de la rivière !… Pas si près !… Pas si près !… Ça y est !… Ils me l’ont tué !… Vania, Vania…

Dès le lendemain, ses troubles disparurent. Ensuite, elle se mit à désenfler. Au mois d’octobre, elle avait retrouvé son volume normal. Mais, depuis cette affaire, elle portait des vêtements de deuil, comme si elle avait perdu quelqu’un. Et elle fit dire des messes à la mémoire de l’enfant qu’elle n’avait jamais eu.

CHAPITRE XIX

La seconde année d’études à l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad était sensiblement plus agréable que la première. Depuis le départ des anciens, les « animaux médiocres » avaient pris le titre de « cornettes honoraires » et imposaient aux nouvelles recrues les punitions traditionnelles dont ils avaient souffert, eux-mêmes, quelques mois plus tôt. Akim était plus intransigeant que quiconque sur le respect des coutumes. Il détenait un cahier, où il s’efforçait de résumer, à l’usage des générations futures, l’ensemble des lois qui régissaient les rapports des jeunes élèves avec les vétérans. Et il ne manquait pas une occasion de châtier les animaux médiocres qu’il surprenait dans une tenue négligée, ou fumant dans un couloir sans autorisation. Aucune excuse, aucune plainte ne le détournait de sa décision. Incorruptible et glacial, il suscitait la terreur des jeunes et l’admiration des anciens. En vérité, ce n’était ni par méchanceté, ni par esprit de revanche, qu’il se déchaînait ainsi contre le troupeau ahuri des « nouveaux ». Il les trouvait même sympathiques, attachants et dignes de leurs aînés. Il se fût volontiers attendri sur leur sort. Mais il se faisait un devoir de les traiter suivant la règle de l’École. Et ce devoir lui était d’autant plus cher qu’il le jugeait pénible. Vaillamment, il luttait contre sa gentillesse naturelle. Nul ne soupçonnait ses efforts pour maintenir, aux yeux de tous, une apparence de rigueur. On eût fort étonné les victimes, en leur apprenant que « le crocodile » souffrait d’insomnies, et se retournait dans son lit pour étouffer la pitié coupable que lui inspirait tel jeune camarade dont il avait inscrit le nom pour une corvée.