D’ailleurs, la sévérité d’Akim envers les animaux médiocres n’avait d’égale que son dévouement à la cause des cornettes honoraires. La « fraternité d’armes » était pour lui une religion complète par elle-même. Certain dimanche, un ami d’Akim, nommé Roumievsky, célèbre par ses démêlés avec la Direction, avait sauté le mur de la caserne pour se promener en ville après l’appel du soir. À la sortie d’un restaurant, Roumievsky se heurta au commandant de l’escadron accompagné de sa femme. Le junker salua son supérieur, et celui-ci lui rendit le salut, après une seconde d’hésitation. Roumievsky était atterré. Mal noté par ses chefs, menacé à trois reprises d’exclusion, il risquait fort d’être renvoyé de l’École pour cette dernière incartade. Renonçant à toutes les distractions qu’il avait prévues, il revint à la caserne et confia ses inquiétudes aux camarades de chambrée. Akim le rassura et lui promit d’arranger les choses. Le lendemain matin, en présence de tout l’escadron aligné pour l’appel, le commandant cria d’une voix terrible :
— Junker Roumievsky.
Roumievsky, pâle, le regard éteint, sortit des rangs et se planta au garde-à-vous devant son chef.
— Junker Roumievsky, poursuivit le commandant. Vous êtes classé dans la troisième catégorie pour votre conduite. Je vous ai plusieurs fois menacé d’exclusion. Hier, vous êtes sorti en ville sans permission valable. Je vous signale, en conséquence, que j’ai adressé un rapport à la Direction pour demander votre renvoi. Rompez.
Ayant dit, le commandant passa devant le front des élèves, et grommela en manière de conclusion :
— Vous, vous et vous, il faudra vous faire couper les cheveux à la longueur réglementaire.
Puis, il se rendit au bureau. Ce fut là qu’Akim le rejoignit et le pria de vouloir bien l’entendre. À en croire les affirmations du junker Arapoff, ce n’était pas Roumievsky, mais lui, Akim, que le commandant avait rencontré dans la rue.
— Est-ce que vous vous moquez de moi ? hurla le commandant. Je ne suis pas aveugle ?
— Il faisait déjà sombre, votre Haute Noblesse !
— Vous avez une tête de moins que votre camarade !
— Je me tenais très droit !
— Et… et… enfin vous ne vous ressemblez pas du tout !
— L’uniforme…
Le commandant croisa les bras sur sa poitrine :
— Vous voudriez me faire admettre que c’est vous qui êtes sorti sans permission, et que c’est vous que j’ai vu et que… Mais c’est de l’insolence, junker Arapoff !
— Je vous affirme que c’est moi qui me trouvais hier à la sortie du restaurant.
— Mais…
— Je peux même donner le nom du restaurant et des détails sur la toilette de Madame votre épouse.
Le commandant se mit à tiquer nerveusement du genou. Ses sourcils étaient froncés. Ses paupières baissées voilaient son regard. Tout à coup, il releva la tête.
— Junker Arapoff, je ne suis pas un dindon, dit-il. Je sais que vous cherchez à disculper Roumievsky en prenant sur vous la responsabilité de son inconduite. Vos notes sont assez bonnes pour que cette infraction au règlement n’entraîne pour vous qu’une semonce, alors que Roumievsky risque d’être purement et simplement renvoyé. Le raisonnement est juste. Je vous en félicite. Mais je vous félicite aussi pour votre sens de l’amitié. Allez dire à votre camarade, que, grâce à vous, je suspends le rapport défavorable que je voulais expédier à la Direction. Mais cette mesure de clémence sera la dernière.
Le soir même, après l’extinction des feux, les cornettes honoraires promenèrent Akim en triomphe à travers les chambrées. Roumievsky, en caleçon et casquette de parade, précédait le cortège. Il gambadait comme un singe. Il hurlait : « Le héros d’Elizavetgrad ! Le héros d’Elizavetgrad ! » On ouvrit une souscription auprès des élèves de l’escadron, afin d’offrir un banquet au junker Arapoff. Akim était ivre d’orgueil. Il écrivit longuement à ses parents pour leur raconter son histoire.
Avec l’approche des grandes manœuvres de septembre, une fièvre nouvelle s’était emparée de l’École. Les études étaient poussées à outrance. Chacun songeait aux examens de sortie, dont dépendait la fortune militaire des élèves. Akim travaillait avec acharnement. Cette application fut récompensée au cours des dernières interrogations. La moyenne de ses notes de concours lui permit de se ranger huitième, dans la première catégorie des candidats officiers. Cette place avait une grosse importance aux yeux des junkers, car le choix du régiment s’opérait dans l’ordre du classement général. Dès l’annonce de ce classement, une campagne sourde se déclenchait parmi les anciens camarades. Il s’agissait, pour chacun, de dégoûter son voisin du régiment auquel il espérait accéder lui-même. Les bruits les plus étranges circulaient dans les chambrées. Tel corps était particulièrement mal vu par l’empereur. Dans tel autre, le service coûtait les yeux de la tête. Un troisième était réputé pour l’intransigeance de son commandant. Akim était insensible à ces manœuvres sournoises. Il avait résolu, dès son entrée à l’École, de servir dans le régiment des hussards d’Alexandra, et aucun conseil, aucune menace ne pouvaient plus l’atteindre.
Quelques jours avant le départ pour les grandes manœuvres, la Direction de l’École reçut la liste des vacances dans les divers régiments de cavalerie de l’Empire. Aussitôt, les élèves de seconde année furent assemblés dans la grande salle pour la lecture du message. Un maréchal des logis-chef leur donnait connaissance des places disponibles, et les convoquait ensuite, un à un, dans l’ordre du classement, pour leur demander leur préférence. Akim, grâce à ses notes de sortie, put choisir le régiment qu’il avait voulu. D’autres, moins bien partagés que lui, durent se rabattre sur des régiments qui n’avaient pas leur sympathie. Toute la salle était en effervescence. Les amis s’embrassaient. D’autres pestaient contre leur malchance. On échangeait des projets, des anecdotes et des consolations hâtives.
Après la cérémonie, les junkers furent assaillis par une horde de tailleurs, de bottiers, de selliers qui mendiaient leurs commandes. Dans toutes les chambrées, on prenait des mesures, on détaillait des échantillons, on discutait des prix avec une ardeur mercantile. Avant le départ pour les grandes manœuvres, chaque junker devait, selon la tradition, posséder la casquette du régiment auquel il serait affecté par la suite. Bien entendu, il était interdit de coiffer cette casquette avant la date de la nomination officielle, mais, en l’absence des supérieurs, tous les élèves se pavanaient dans les couloirs avec leur nouveau couvre-chef planté crânement sur la tête. Akim, sous sa casquette à cocarde, se sentait revêtu d’une dignité, d’une force et d’une élégance qui lui donnaient le vertige. Il ne parlait plus que du bout des lèvres. Et son impatience l’empêchait de dormir.