Les manœuvres de septembre, à trois verstes d’Elizavetgrad, près du village de Balachoff, lui parurent interminables et fastidieuses. Enfin, les animaux médiocres quittèrent le camp pour rentrer dans leurs familles respectives, et les futurs officiers demeurèrent seuls dans les baraquements. Plus d’exercices, plus d’interrogations, plus de cours. Désœuvrés et nerveux, les junkers déambulaient à travers le camp, dormaient sur l’herbe, péchaient dans la rivière Ingoul et jouaient aux cartes en attendant l’arrivée du télégramme libérateur.
Par un doux après-midi de soleil et de poussière blanche, un cri violent réveilla Akim, qui somnolait au bord de l’eau. Saisi au cœur, il se dressa, ramassa sa casquette et se mit à courir vers les cantonnements. C’était le télégramme ! Ce ne pouvait être que le télégramme ! Dès à présent, il était le cornette Arapoff ! En débouchant devant la bicoque en bois du commandant, il vit un groupe d’élèves qui poussaient des glapissements enragés. Au centre, se tenait un télégraphiste, tête nue, ruisselant de sueur. Il agitait une dépêche à bout de bras. Dans la casquette posée à ses pieds, les junkers jetaient des pièces de monnaie pour le récompenser de la bonne nouvelle.
— Tu boiras à notre santé, petit frère ! criaient des voix.
— Longue vie au télégraphe !
Le télégraphiste s’échappa enfin et courut porter son message au directeur de l’École. Déjà, le trompette de service sonnait le rassemblement, à s’en crever la glotte. D’un seul mouvement, la foule se dirigea vers le baraquement central. Akim, le cœur battant, la gorge sèche, suivait ses camarades en répétant :
— Ça y est… Maintenant, ça y est…
Les escadrons se rangèrent dans un alignement impeccable. Un silence correct recouvrit l’assistance. Seuls des oiseaux piaillaient en se pourchassant dans l’air bleu. Akim était tellement ému qu’il leur en voulait de troubler par leurs pépiements le caractère solennel de la cérémonie. Qu’attendait-on encore ? Quelques minutes de plus, et il allait crier d’impatience !
Enfin, le colonel Samsonoff parut sur le perron de sa cabane. Il tenait le télégramme à la main. Il souriait. D’une voix forte, il lut la liste des nominations.
— Junker Arapoff, affecté à titre de cornette au régiment d’Alexandra.
Akim ferma les yeux et ses jambes mollirent. Un frisson rapide glissa le long de son échine. Son allégresse lui causait un malaise physique. Déjà, le colonel parcourait le front de la troupe et serrait la main des nouveaux officiers.
— Rompez les rangs, ordonna-t-il enfin.
Aussitôt, tous se ruèrent vers leurs baraques, en poussant des hennissements et des sifflements aigus. Leurs uniformes neufs les attendaient, étalés sur les lits. Ils les revêtirent en hâte. Et, jusqu’au soir, il y eut dans le camp un étrange concours d’armes et de tenues diverses. Les représentants de toutes les formations de cavalerie de l’Empire se promenaient côte à côte, riaient très fort et fumaient des cigares de prix. Le colonel rassembla une dernière fois les élèves pour leur distribuer leurs titres de permission de vingt et un jours. À l’expiration de ce délai, ils s’engageaient à rejoindre leurs régiments d’affectation.
Les premières séparations eurent lieu à la gare. Il était interdit de paraître ému. Les anciens camarades se serraient la main avec des mines graves et calmes :
— À bientôt.
— On se reverra, peut-être.
Le soir tombait. Comme Akim montait dans le train, Roumievsky s’approcha de lui et l’embrassa sur les deux joues.
— Toi, mon vieux crocodile, je ne t’oublierai pas, cria-t-il d’une voix enrouée.
Akim fit un effort pour sourire. Il se sentait joyeux et triste, tout à coup. Il avait envie de pleurer. Confusément, il savait qu’une vie d’insouciance, de travail, de justice sommaire, venait de s’achever pour lui. Déjà, il regrettait, pêle-mêle, l’École, la chambrée, le cheval qu’il avait monté aux manœuvres, le colonel Samsonoff, Youra Melnikoff, Roumievsky, l’odeur de l’écurie, le visage rougeaud et mal rasé du trompette. Des camarades, qui prenaient la même direction que lui, se pressaient dans les couloirs. L’air fleurait le cuir neuf, la pommade. Sur le quai, Roumievsky agitait sa casquette. Puis il lança une bouteille de champagne contre les roues du wagon. Les vitres de la gare étaient allumées. Il y avait des étoiles au ciel. Une clochette tinta. Le train fut parcouru par une grande secousse. Roumievsky disparut au centre d’un remous. Dans le compartiment d’Akim, ses amis chantaient à tue-tête.
Envolez-vous aiglons,
Comme volent les aigles…
SIXIEME PARTIE
1904-1906
CHAPITRE PREMIER
Michel et Volodia avaient ouvert une carte sur le guéridon en laque du boudoir. Assise au fond de la pièce, Tania voyait les deux hommes, penchés côte à côte, dans la lumière jaune tendre de l’abat-jour : Michel, les sourcils noués par l’attention, la joue creuse ; Volodia, détendu et rose, une cigarette coincée à la commissure des lèvres, les paupières plissées à cause de la fumée qui montait devant son visage. Pendant tout le repas, ils n’avaient cessé de discuter politique. Et, à peine sortis de table, ils avaient déplié cette carte.
Depuis quelques semaines déjà, les relations entre la Russie et le Japon inquiétaient Michel. Il parlait souvent à Tania d’un certain Bezobrazoff, capitaine de cavalerie en retraite, qui avait conçu l’idée de former une société par actions, avec participation financière du Trésor, en vue d’exploiter les richesses forestières de la Corée. Plusieurs membres de la famille impériale étaient, disait-on, intéressés à cette opération commerciale. Cependant, la Corée n’appartenait pas à la Russie, et les tractations des agents de la société sur ces territoires irritaient l’opinion publique japonaise. Les pourparlers traînaient dangereusement. Les journaux publiaient des statistiques et des articles sur l’armée nippone. Michel avait acheté une carte et fabriqué de petits drapeaux.
— C’est drôle, dit Tania, quand ça va mal en Russie, on regarde toujours une carte.
Et elle s’avança vers Michel et Volodia, avec une expression de dignité outragée. Ils ne tournèrent pas la tête à son approche. Alors, elle posa une main sur l’épaule de son mari et baissa les yeux vers la tablette où s’étalait une carte de Russie. Comme elle était vaste, la Russie, avec son corps maladroit, étiré d’un bout à l’autre du monde, ses frontières indolentes, ses rivages abandonnés aux glaces polaires, les chenilles brunes de ses montagnes, le pointillé bleuâtre de ses marécages, le persillement vert sombre de ses forêts ! Les fleuves pendaient sur son visage et se divisaient en mèches minuscules. Les ronds noirs des villes la marquaient à larges intervalles. Des lacs d’azur ouvraient, çà et là, leurs paupières tranquilles. Et il y avait des noms sur toute cette étendue. Des noms familiers, de beaux vieux noms aux consonances amicales : Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev, Ekaterinodar, Armavir, Samara, Tobolsk, Irkoutsk, Vladivostok… Tania aimait bien regarder la carte de la Russie, parce que cette contemplation lui donnait le vertige. Elle fixait ses yeux sur un petit point d’encre, et le petit point s’enflait et crevait dans son imagination, jusqu’à révéler une bourgade de province, avec son marché bariolé, son église à coupole verte et une foule de paysans, dont chacun avait une femme, des enfants, une maladie quelconque, des chagrins, des joies, des espoirs. Ou bien, elle arrêtait son attention sur un endroit de la carte où il n’y avait pas de cités, pas de cours d’eau, pas de chemins de fer et pas de montagnes, mais un grand vide inutile, et elle se disait que ce grand vide était une steppe, et qu’à l’instant précis où elle formait cette réflexion le vent soufflait sur les herbes hautes, les nuages roulaient au ciel, et une calèche, entourée de poussière et des tintements de grelots, emportait un monsieur barbu vers la ville lointaine où l’attendait sa famille. Et elle était un peu triste, à cause de tous ces gens qui vivaient autour d’elle et dont elle ne verrait pas le visage.