Выбрать главу

Après la nuit glaciale, ils tombaient tout à coup dans une grande salle vitrée, surchauffée, bondée de lumières, de visages, de musiques, de gestes et de cris. Couvée en plein cœur de l’hiver, c’était une flore tropicale qui s’épanouissait à l’aise dans cette serre immense. Des palmiers centenaires, aux troncs écailleux et velus, montaient jusqu’au plafond de verre. Sur la périphérie, des grottes artificielles tenaient entre leurs mâchoires de pierre de petites tables blanches ornées de convives, de lampions et de corbeilles de roses. Des fontaines bruissaient dans des vasques claires, des cascades coulaient au flanc des rochers. Le murmure de ces eaux vives doublait la musique langoureuse d’un orchestre roumain. Les garçons glissaient, aigus et noirs, privés d’épaisseur et de poids, entre les nappes étincelantes de cristaux. L’air était embaumé par le parfum des femmes, du tabac et des sauces fines. Quelqu’un criait :

— Stiopa ! Stiopa !

Échappée au grand froid silencieux de la course, Tania se sentait fondre délicieusement dans cette chaleur luxueuse. Son visage flambait. Sa gorge était sèche. Elle saisit la main de Michel :

— N’ai-je pas eu raison de vous entraîner ?

Un maître d’hôtel accourait vers eux :

— Michel Alexandrovitch, que puis-je vous offrir ce soir ? Une table ? Un cabinet particulier ?…

— Un cabinet particulier, dit Michel.

Tania était très fière d’être reconnue par le personnel de l’établissement. Il n’y avait pas deux mois qu’elle habitait Moscou, et, déjà, elle était une habituée des réunions élégantes, une femme du monde. Quand elle passa entre les tables, suivie de Michel et de Volodia, elle entendit des étrangers qui murmuraient son nom accompagné d’épithètes flatteuses.

Le maître d’hôtel conduisit le petit groupe à un cabinet particulier, dont les baies vitrées donnaient sur la salle commune. Le cabinet particulier était meublé d’une table, de quelques chaises et d’un piano que drapait un châle jaune à franges. L’ensemble baignait dans une couleur rouge framboise, agréable à l’œil.

— Que nous proposez-vous ? demanda Michel au maître d’hôtel.

L’homme fit une grimace d’introspection profonde et chuchota du bout des lèvres, comme s’il dégustait chaque mot avant de le former :

— Que diriez-vous d’un peu de caviar frais, de quelques foies au madère et d’un bouquet d’écrevisses cardinal pour commencer ? Je continuerais par du sterlet, des boulettes de volaille, des perdreaux à la crème. Et je terminerais par une pêche glacée au jus de grenade.

— D’accord.

— Et comme vin ?

— Vodka et champagne, dit Michel.

Le repas fut rapide et gai. Au dessert, Michel convoqua un groupe de chanteurs russes avec balalaïkas. Après les cinq chansons réglementaires, le chœur russe fut remplacé par un chœur hongrois. Les jeunes femmes, coiffées de fleurs et de rubans, et chaussées de petites bottes en cuir souple, s’installèrent autour du piano. Tandis qu’elles chantaient, Tania, épanouie, radieuse et un peu ivre, battait la mesure sur le bord de la table avec son doigt.

— La vie est passionnante, dit-elle. Il y a deux mois, nous croupissions encore dans ce trou boueux d’Armavir. Et, ce soir…

— Et, ce soir, nous essayons d’oublier Armavir, dit Michel. Un jour viendra où tu regretteras la petite ville qui a abrité les premières années de notre mariage.

— Jamais, dit Tania.

Et elle éclata de rire en portant un verre à ses lèvres.

— Je bois à l’oubli du passé, dit-elle encore.

— Ne blasphémez pas, Tania, dit Volodia d’une voix douce. Pour moi, ce passé est plus proche que le présent. Pour moi, le présent n’est qu’un prétexte à cultiver le passé.

— Vous êtes un pauvre type, mon cher…

— Je suis un pauvre type, effectivement. Et je crois bien que je le resterai jusqu’à la fin de mes jours. Je suis parti du mauvais pied.

— Changez de pied.

Volodia sourit et secoua la tête :

— Trop tard !

Tania fronça les sourcils, claqua ses mains blanches l’une contre l’autre.

— Il ne faut pas dire ça, s’écria-t-elle. Vous vous enterrez dans vos souvenirs. Vous fermez les yeux sur la joie qui passe. Vous oubliez de vivre, pour mieux demeurer avec elle.

— Vous voyez, vous aussi vous parlez d’elle, dit Volodia.

— Oui, pour vous libérer de son emprise. Il faut vous secouer, Volodia. Je veux vous sauver, malgré vous. Michel m’aidera. N’est-ce pas, Michel ?

Michel avait sommeil et clignait des paupières dans la lumière sourde du réduit. Il proféra d’une voix molle :

— Oui… oui, d’accord…

— Bravo, dit Tania. Nous vous aimons trop, tous les deux, pour vous laisser devenir idiot de chagrin. Nous allons vous soigner, vous guérir…

— Vous voulez me guérir ? dit Volodia. Et moi… il n’y a pas si longtemps… je… enfin… je souhaitais votre malheur…

— N’avions-nous pas juré de ne plus évoquer cette histoire ? dit Tania.

— J’y pense souvent, murmura Volodia. Je ne peux pas m’habituer à votre pardon. J’ai mal. J’ai honte…

Les yeux de Tania flambaient d’une belle lumière bleue, généreuse et sauvage. Ses joues étaient roses d’allégresse.

— Michel, appelle les tziganes et fais apporter du champagne à pleins seaux ! dit-elle sur un ton altier.

Le chœur des tziganes remplaça le chœur hongrois. Les femmes étaient vêtues de haillons de soie écarlate, jaune et verte, aspergées de médailles d’or, de boucles d’oreilles et de bracelets. Elles avaient des visages brun et rosé, comme la terre cuite, comme le tabac frais. Leur taille était mince. Trois hommes les accompagnaient, habillés de tuniques rouges à manches fendues et rejetées sur le dos. Tous s’inclinèrent gravement en pénétrant dans le cabinet particulier.

— Mes amis, dit Tania, chantez de tout votre cœur. Il s’agit de guérir un homme malheureux.

— Nous le guérirons, dit la soliste.

Hélène Gorkaïa, la soliste, était la dernière révélation du restaurant Strélnia : une femme haute et fine, aux pommettes saillantes, aux larges yeux noirs et fardés.

Les guitares bourdonnèrent doucement. Hélène Gorkaïa posa un verre de champagne sur une assiette retournée et s’avança d’une démarche glissante jusqu’à frôler Tania de ses vêtements. Le chœur entonna la chanson de bienvenue :

 

Buvons à la santé de Tania,

De notre chère Tania !

Tant qu’elle n’aura pas vidé sa coupe,

Nous ne lui en verserons pas une autre…

Tania se dressa, vida sa coupe d’un trait et l’envoya se casser en miettes contre le mur.

— Heï ! crièrent les choristes.

Et ils enchaînèrent, mêlant leurs voix sur un rythme endiablé.

— Ah ! comme c’est bien ! Ah ! comme c’est bien ! répétait Michel que ce vacarme tirait enfin de sa léthargie.

— Du champagne pour tout le chœur, dit Tania au maître d’hôtel. Buvez, Volodia ! Mais buvez donc !

Volodia regardait Tania et s’étonnait de sa faculté élémentaire à vivre dans le présent et pour le présent. Elle s’emplissait l’âme des joies et des peines immédiates. Elle flambait sur place. Peut-être avait-elle raison contre lui, contre Michel, contre tous les gens sages qui ne peuvent s’interdire de penser qu’après la fête les lumières s’éteignent, les femmes se fatiguent et les ennuis renaissent, un à un, dans la clarté frileuse de l’aurore ? Oui, peut-être avait-elle raison, mais il était bien difficile de la suivre. La voix âpre des tziganes ne couvrait pas l’écho d’une autre voix, faible et douce, dont les moindres inflexions remuaient le cœur de Volodia. Il était si coupable à l’égard de Suzanne qu’il n’aurait pas assez de toute son existence de tristesse et de renoncement pour mériter le repos. Cet enchantement funèbre durerait aussi longtemps que lui-même.