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Mais ni Michel ni Volodia ne regardaient la carte avec le sentiment attendri et respectueux qu’elle éprouvait elle-même. Elle demanda :

— Peut-on savoir ce qui vous préoccupe ?

— Tu vois Port-Arthur ? dit Michel.

Et, de l’index, il désignait une petite baie dentelée à l’autre extrémité du continent.

— Encore Port-Arthur ! dit Tania.

La conviction de Tania était qu’on ne pouvait pas déclarer la guerre à cause d’une ville ou d’un bout de terre dont tout le monde, la veille encore, ignorait le nom. Les gens qui croyaient à la guerre étaient des nerveux ou des mélancoliques. Il était absurde que des garçons comme Michel et Volodia prêtassent quelque crédit aux rumeurs qui couraient la ville.

— Tu es comique avec ton Port-Arthur, dit Tania. Les Japonais n’oseront jamais nous attaquer. Regarde leur pays. Le Japon a l’air d’un tout petit croissant ratatiné en face de la Russie. Et les habitants sont à la taille de leur île. Si laids, si chétifs…

— Ils sont nombreux, Tania, dit Michel, et probablement mieux armés que nous. J’ai rencontré Gortzeff, qui revient de là-bas. Nous n’avons pas encore reçu de mitrailleuses ni de jumelles. Les soldats sont mal équipés. Les montures sont insuffisantes. Partout règnent le désordre, l’inaction et la vantardise. Eux, en revanche, n’ont pas perdu leur temps. Ils ont disséminé des espions partout. Sais-tu que des ouvriers japonais travaillent dans les docks de Port-Arthur ? Sais-tu que nous leur avons vendu du riz, tout dernièrement, sur leur demande ? Et les deux croiseurs de première classe qu’ils ont achetés à l’Argentine ! Et le rappel de leurs officiers en mission en Allemagne et de leurs ingénieurs en voyage d’étude en Angleterre ! Tout cela ne me dit rien qui vaille. Le Japon ne craint pas la guerre et appelle la guerre…

— Eh bien, il l’aura, dit Volodia, et nous l’écraserons.

— J’ai peur de la réaction populaire, Volodia, dit Michel. La masse ne marchera pas. Nos intellectuels de gauche ont bien mené leur tâche. Partout, ils ont semé le soupçon, l’envie, l’irrespect, la haine. Ce n’est pas avec une nation divisée et hargneuse qu’on gagne les grandes batailles.

— Il n’y aura qu’à envoyer les agitateurs à l’avant !

— Ils y seront plus dangereux qu’à l’arrière. Non, le moment est mal choisi pour une guerre. Il faut à tout prix l’éviter…

— Mais, c’est ce qu’on est en train de faire, dit Volodia.

— Je n’en sais rien. On échange des notes. On tergiverse sur des pointes d’épingle. On ne veut pas avoir l’air de céder. Tout cela exaspère les Japonais. Leur dernière note nous accordait un délai de quinze jours. Le délai expire aujourd’hui. Et qu’a-t-on fait entre-temps ? Rien, rien. On demande l’avis de Bezobrazoff, on sollicite l’opinion d’Alexeïeff. Et les jours passent. Qu’on leur abandonne donc le Yalou, et ces sales concessions forestières dont l’empereur n’aurait jamais dû se mêler…

Volodia secoua la cendre de sa cigarette sur le tapis et murmura d’une voix suave :

— Ne t’emporte pas, mon cher. Nous sommes tous deux fils uniques, et nous ne serons donc pas appelés en cas de guerre. On lèvera quelques divisions, par-ci par-là. On se battra. Si la Russie gagne, gloire à la Russie. Si elle perd… eh bien, mais les Japonais ne viendront tout de même pas jusqu’à Moscou !

— Ce ne sont pas les Japonais que je crains en cas de défaite.

— Et qui donc ?

— Les Russes, dit Michel.

Et il replia la carte avec brusquerie.

— Moi, s’il y a la guerre, je me fais infirmière bénévole, dit Tania.

Michel lui lança un regard fâché :

— On ne plaisante pas avec la guerre, dit-il. Les blessés ne sont pas des poupées.

— Qui parle de poupées ? dit Tania.

Mais Michel ne répondit rien. Il était irrité par l’insouciance de Tania. Aujourd’hui, il l’eût souhaitée moins futile et moins gaie.

Tania regarda sa montre.

— Si nous voulons aller au théâtre ce soir, il est temps de nous préparer, dit-elle.

— Tu veux aller au théâtre ? demanda Michel.

— Et pourquoi pas ? dit Tania.

— Oui, au fait, pourquoi pas ? dit Michel avec amertume. Après tout, ce n’est pas encore la guerre. Tu nous accompagnes, Volodia.

Volodia fit une moue désolée et ouvrit les bras :

— Je m’excuse… On m’attend au Cercle…

Puis, comme Tania le considérait avec sévérité, il porta la main devant sa bouche et pouffa de rire :

— Vous ne me croyez pas ?

— Non, dit Tania. Je devine que votre Cercle est un Cercle très fermé, très intime, et qui se réduit, pour tout dire, à une certaine dame de ma connaissance !

— Pas de personnalités ! s’écria Volodia.

Et il avait l’air tellement fier d’avoir une maîtresse que Tania le jugea stupide. Depuis quelque temps déjà, la suffisance amoureuse de Volodia l’exaspérait. Il était installé devant son bonheur comme un convive devant une table servie. Il souriait à la ronde. Il semblait prendre le monde entier à témoin de sa délectation. Tania était sûre qu’il avait engraissé du cou et de la taille. C’était dommage.

— Vous allez trop souvent au Cercle, dit-elle rapidement.

— Laisse-le, Tania, dit Michel.

— Oh ! je ne dirai plus rien, soupira Tania. Partons vite. Je suis sûre que nous arriverons au milieu du premier acte…

Et elle quitta la pièce, suivie des deux hommes qui toussotaient et traînaient désagréablement les pieds.

Au théâtre, la mauvaise humeur de Tania ne fit que s’aggraver d’acte en acte. Des messieurs ennuyeux et bedonnants vinrent dans la loge et discutèrent avec son mari, sans lui adresser, à elle, le moindre compliment. Il n’était question que de Port-Arthur, de la Corée, de l’ambassadeur Kourino, du baron de Rosen, du comte de Lamsdorf, de Kouropatkine et d’Alexeïeff. Les uns prétendaient que la note comminatoire du Japon n’était qu’une mesure d’intimidation vis-à-vis du gouvernement russe et qu’on avait eu raison de consulter Alexeïeff avant de répondre, quitte à dépasser de quelques jours le délai fixé par Tokyo. Les autres affirmaient que ce malentendu risquait de compromettre définitivement une situation déjà menaçante, et qu’il fallait accepter d’emblée les propositions japonaises. Tous s’échauffaient, s’indignaient, citaient des noms, des chiffres, des références. Tania détestait ces Japonais minuscules, dont l’orgueil bouleversait l’existence d’une grande et noble nation et son existence propre. En rentrant du théâtre, elle pria Michel de lui montrer encore une fois la carte de la Russie et du Japon. Mais, vraiment, le Japon était si petit, sur cette carte, que Tania alla se coucher rassurée.