Dans le peuple, pourtant, la guerre était accueillie avec une morne colère. On ne comprenait pas cette aventure sanglante. On la subissait avec stupeur, comme une manifestation inexplicable de la fatalité. Des files de soldats, coiffés de gros bonnets en peau de mouton et vêtus de touloupes de cuir, s’embarquaient pour la Mandchourie. Ils allaient affronter le transport de plusieurs semaines dans les wagons à bestiaux, la traversée par étapes du lac Baïkal gelé, les assauts furieux des « diables jaunes ». À quoi bon ces départs et ces morts ? Défendait-on le sol de la Russie ? Non, mais les intérêts des familiers du tsar. Le mécontentement populaire créait un climat favorable à la besogne terroriste. Le fameux « groupe de combat », dont le développement avait été suspendu par l’arrestation de son organisateur, Guerchouni, reprit son travail sous l’autorité d’un autre chef. Complètement séparé des comités locaux, possédant sa constitution propre, ses ressources financières personnelles et sa caisse secrète, le groupe de combat n’était relié au Parti que par son obédience au Comité central. Les comités locaux ignoraient le nom des compagnons du groupe de combat. Il ne fallut pas moins de deux ans de démarches à Zagouliaïeff avant d’être reconnu apte à « l’action directe ». Et, pendant ces deux ans, Nicolas essaya vainement de le décourager. Au mois d’avril 1904 enfin, Zagouliaïeff disparut de son domicile sans laisser d’adresse. Il revint au bout d’une semaine, et, dès sa première entrevue avec lui, avant même que Zagouliaïeff eût ouvert la bouche, Nicolas comprit que son camarade avait obtenu gain de cause. Il y avait dans le regard de Zagouliaïeff une fierté cruelle qui était à elle seule un aveu. Debout devant Nicolas, dans la petite chambre sordide qu’il occupait au-dessus de l’atelier d’un tailleur, il paraissait plus grand et plus robuste que d’habitude. Un long moment, il garda le silence, puis il éclata de rire et s’écria :
— Tu en fais une tête ? Tu ne me reconnais plus ?
— Je ne te reconnais plus, en effet, dit Nicolas.
Cette réponse enchanta Zagouliaïeff. Il se frottait les mains :
— Psychologue, va ! D’ailleurs, tu es dans le vrai.
Puis il cligna de l’œil, s’avança jusqu’à toucher de son haleine le visage de Nicolas et murmura :
— L’affaire est dans le sac.
— Tu… tu es avec eux ?
— Jusqu’au cou !
— Et tu vas commencer à travailler pour eux ?
— Dès demain. Mais avec ton aide, si tu permets !
— Avec mon aide ?
— Oui, ils m’ont confié une mission délicate. J’ai besoin d’être secondé. J’ai pensé à toi.
— Mais je ne veux pas tuer ! s’écria Nicolas, avec une voix aiguë qui n’était pas la sienne.
— Qui te parle de tuer ?
Le cœur de Nicolas s’était mis à battre très vite. Il baissa les paupières, honteux de son émotion trop visible.
— Tu devrais être flatté de ma confiance, poursuivit Zagouliaïeff. J’aurais pu m’adresser à quelqu’un d’autre. C’est toi que j’ai choisi.
— Je te remercie, dit Nicolas, mais de quoi s’agit-il au juste ?
— Plehvé.
— Quoi, Plehvé ?
— Ils ont résolu d’organiser un nouvel attentat contre lui. Et je suis chargé de confectionner la dynamite.
Nicolas frémit et regarda ses mains pâles et faibles. Il se sentait tout à coup dépassé par les événements, entraîné dans une direction qu’il n’avait pas voulue. Il demanda :
— Sais-tu au moins préparer des bombes ?
— Oui et non. Pokotiloff savait les préparer, et il a été tué par une explosion. Moi, je suis un novice. J’aurai la chance pour moi.
— Mais avec quoi fabriqueras-tu ces engins ? Où les fabriqueras-tu ?
— J’ai tout prévu, dit Zagouliaïeff avec orgueil. Un ingénieur chimiste, membre du Parti, m’a remis les clefs du laboratoire municipal, rue Gagarinskaïa. Mais la préparation de la dynamite se passera la nuit, dans une salle désaffectée, en l’absence du camarade ingénieur. Il ne veut pas se mouiller, tu comprends ? Quant aux matières premières, j’en ai obtenu, grâce à une fausse demande rédigée au nom d’un représentant du zemstvo. Nous pouvons commencer demain, si tu es libre ?
— Je suis libre, dit Nicolas.
— Nous entrerons dans le laboratoire par la porte de secours, qui sera entrebâillée à partir de neuf heures du soir. Le concierge fait sa ronde à huit heures et demie. Une fois dans la cour, nous nous dirigerons sur un kiosque à verrière dont voici les clefs.
Zagouliaïeff fit sauter un trousseau de clefs dans sa main ouverte.
— Là, nous pourrons travailler à l’aise, dit-il encore.
Nicolas inclina le front en silence. Zagouliaïeff le considéra un long moment, et, soudain, croisa violemment les bras sur sa poitrine :
— Je me demande pourquoi j’ai pensé à toi ! Tu es timide, peureux, tourmenté de scrupules…
— Peut-être est-ce pour cela que je t’inspire confiance, dit Nicolas doucement.
— Peut-être, dit Zagouliaïeff.
Ils se turent. De la rue montait le cri d’un coupeur de chats.
— Je coupe les chats ! Je coupe les chats ! hurlait l’homme.
Nicolas s’approcha de la fenêtre. Il vit, au-dessous de lui, sur le trottoir, un chirurgien ambulant, avec son attirail de ciseaux et de scalpels pendu en travers de la poitrine. Le camelot s’était déchaussé et avait enfoncé un chat, la tête la première, dans sa botte. Des commères l’entouraient. Un miaulement atroce déchira les oreilles de Nicolas.
— Je coupe les chats, sans douleur ! glapissait l’autre.
— Sans douleur ! répéta Zagouliaïeff.
Un sourire presque tendre plissait ses lèvres bleues :
— À quoi bon la douleur ?
Nicolas avait les tempes serrées.
— Quand viens-tu me chercher ? demanda-t-il.
À neuf heures et demie du soir, Nicolas et Zagouliaïeff se trouvaient dans un petit laboratoire aux murs blancs et au sol de ciment grisâtre. Des fioles, des cornues, des brûleurs à gaz et des éprouvettes encombraient les rayons de bois. Une table de marbre jaune tenait le centre de la pièce. La boîte aux ordures, poussée dans un coin, regorgeait de verres en miettes et de paperasses calcinées. Il y avait de la poussière partout. Une forte odeur d’ammoniaque piquait les narines. La porte refermée, Zagouliaïeff alluma un fanal à acétylène et l’entoura de chiffons, pour ne pas éveiller l’attention du gardien, qui pouvait s’aventurer dans la courette où étaient les cabinets. Puis il enfonça sa casquette sur ses oreilles, enfila deux paires de gants de cuir, l’une sur l’autre, et se mit à déballer les bouteilles de produits chimiques qu’il avait apportées dans une valise. Nicolas suivait ses moindres gestes avec attention. L’ombre de Zagouliaïeff se développait largement sur le mur. La lumière assourdie du fanal accrochait des prunelles de feu au ventre renflé des bonbonnes. Un train passa, tout près sans doute, et les flacons tintèrent sur leurs rayons de bois. Nicolas eut peur et toucha le bras de son camarade.
— Il faut nous dépêcher. Veux-tu que je t’aide ?
— Allume le bec.
Nicolas frotta une allumette. À ce moment, un pas pesant retentit sur le pavé de la cour.
— C’est le gardien, souffla Zagouliaïeff. Camoufle la lumière.