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Nicolas jeta son manteau sur le fanal et s’accroupit derrière la table avec Zagouliaïeff. Ils demeurèrent ainsi, tapis l’un près de l’autre, retenant leur haleine.

— S’il va pisser, on le laisse faire, murmura Zagouliaïeff. S’il entre ici, je le descends…

Il tira un revolver de sa poche. Les pas se rapprochaient.

— Il va entrer, dit Nicolas.

Et il sentit la sueur qui sortait de son front comme une rosée. Il serra les dents. Il ferma les yeux. Il compta mentalement :

— Un, deux, trois, quatre…

Les pas s’éloignaient, maintenant. Une porte battit au fond de la cour. Nicolas aspira une large bouffée d’air et se signa dans l’obscurité. Après un court moment, les pas revinrent, hésitèrent devant le kiosque. Mais l’homme se racla la gorge, cracha et repartit en traînant les pieds. Enfin, il n’y eut plus de bruit. Zagouliaïeff empocha son revolver.

— Au travail, dit-il, en démasquant le fanal.

La sensation d’avoir échappé au péril décuplait l’ardeur de Nicolas. Il était gai. Il avait envie de courir dans la nuit. Zagouliaïeff avait disposé un vase en bois, doublé de plomb, sur la table.

— Passe-moi la bouteille, dit-il à Nicolas. Pas celle-ci. L’autre…

Dans le récipient placé devant lui, il versa de l’acide nitrique, puis de l’acide sulfurique concentré. Le flacon serré contre son ventre, il grommelait :

— Parfait… Parfait… Arrose les parois extérieures avec de l’eau fraîche… Grouille-toi !…

Nicolas tourna un robinet à long col de caoutchouc, et l’eau gicla en aiguilles fines contre les flancs du vase.

Pendant près de deux heures, ils laissèrent le mélange au repos dans son réservoir. De temps en temps seulement, ils refroidissaient les flancs de la cuve avec de l’eau ou des torchons mouillés. Ils ne parlaient pas. Ils étaient très calmes. Zagouliaïeff sifflotait une chanson de route. Plus tard, il enleva ses gants, fourra quelques semences de tournesol dans sa bouche. À trois heures du matin, ils se remirent à l’œuvre. Zagouliaïeff tira une bouteille de glycérine de la valise, la déboucha, la renifla et fit la grimace.

— On verra bien, dit-il en enfilant de nouveau ses gants de cuir.

Ensuite, il inclina le flacon au-dessus du récipient, et la glycérine descendit goutte à goutte dans le mélange. Nicolas était chargé de remuer vivement la masse liquide avec une baguette en verre.

— Plus vite, plus vite, disait Zagouliaïeff.

Des reflets rouges tremblaient sur le composé acide. Une vapeur rosée montait en léchant les flancs du vase. Nicolas remarqua la mine soucieuse de son ami.

— Ça ne va pas ?

— Les matières premières ne doivent pas être très pures… On dirait… on dirait qu’elles se décomposent…

— C’est grave ?

— Ne t’occupe pas de ça !

Une odeur âcre envahissait la pièce. Tout à coup, Zagouliaïeff se mit à crier :

— De l’eau !… Apporte un broc d’eau !… En vitesse !...

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a que nous allons sauter !

Nicolas remplit le broc d’eau et le tendit à son camarade.

— Écarte-toi, dit Zagouliaïeff.

Puis il recula lui-même d’un pas, allongea le bras et versa le contenu du broc dans le vase. Un chuintement sinistre répondit à son geste. La nitroglycérine arrosée gicla par hautes gerbes. Des éclaboussures atteignirent l’avant-bras et la poitrine de Zagouliaïeff, et y explosèrent en flammèches jaunes. Zagouliaïeff poussa un juron et lâcha le broc qui se brisa sur le sol. Nicolas se précipita vers son ami. Les vêtements de Zagouliaïeff étaient brûlés, et sa peau apparaissait, noire et fumante, par les déchirures de l’étoffe.

— L’explosion est noyée, dit Zagouliaïeff d’une voix sourde. Et la matière première est fichue pour une bonne moitié.

— Tu as mal ?

— Ça n’a pas d’importance.

— Il faudrait mettre de l’huile sur tes brûlures.

— Nous n’avons pas le temps.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il faut recommencer.

Et, en effet, malgré ses blessures, il reprit la préparation de la dynamite. Tout en aidant son compagnon, Nicolas observait à la dérobée ce visage serré par une souffrance et une volonté méchantes. Zagouliaïeff était presque beau dans sa lutte contre la douleur. Ses yeux brillaient d’une ardeur fixe. Ses lèvres minces étaient jointes dans un rictus de colère. Il semblait qu’il savourât déjà la vengeance de tous ses maux. Nicolas songea un instant à ces deux êtres, si éloignés l’un de l’autre : ici, Zagouliaïeff, petit conspirateur furieux, qui fabriquait de la dynamite dans un laboratoire désaffecté ; et, là-bas, à Saint-Pétersbourg, dans son palais cerné de gendarmes et de mouchards, derrière les portes capitonnées, harnaché de médailles, ventripotent et grave, la victime, le ministre Plehvé. Zagouliaïeff et Plehvé. Quelle étrange rencontre que celle de ces deux êtres aux destinées contraires ! C’était un rêve, une plaisanterie. Rien de plus.

— Donne-moi un verre d’eau. J’ai soif, dit Zagouliaïeff.

Nicolas lui tendit un verre d’eau et Zagouliaïeff le but d’un trait, en fermant les yeux. Visiblement, il avait très mal. Ses joues luisaient de sueur.

— Le cochon, le cochon, grognait-il. Il me paiera ça.

— Quand comptez-vous le tuer ? demanda Nicolas.

— Oh ! nous prendrons notre temps. Dans les premiers jours de juillet, si tout va bien. Le tsar se sera installé à Peterhof et recevra Plehvé tous les jeudis. Chaque jeudi, Plehvé prendra donc le train à la gare de la Baltique pour se rendre chez son patron. Quelques lanceurs échelonnés sur le parcours, et le tour sera joué…

Il se frotta les mains et ajouta avec emphase :

— Celui qui a étouffé les tentatives libérales des zemstvos, celui qui a multiplié les persécutions policières contre nos amis, celui qui a autorisé les massacres juifs de Kichinev, celui qui a encouragé le tsar à déclencher la guerre contre le Japon, périra, selon ses mérites, et je serai l’artisan de sa mort. Quelle heure est-il ?

— Cinq heures du matin.

Zagouliaïeff vacilla sur ses jambes.

— Sommeil, marmonna-t-il encore.

Puis il se remit à la tâche. Nicolas avait la gorge sèche. Les émanations du liquide lui donnaient la migraine. Des étincelles rouges dansaient devant ses yeux.

À six heures du matin, les deux amis quittèrent les lieux après avoir camouflé leur attirail sous des caisses vides et des toiles de sacs. Ils rentrèrent chez eux sans être remarqués. Ils dormirent toute la journée. Le soir même, ils retournaient au laboratoire. En trois jours, Zagouliaïeff parvint à réaliser six kilos de dynamite. Il partit aussitôt pour Saint-Pétersbourg, afin de les remettre au combattant technique chargé de la préparation des bombes.

CHAPITRE III

Akim ne quittait plus son poste à la vitre embuée du wagon. Il se sentait lourd et fatigué, comme après un repas copieux. Depuis son départ, il lui semblait avoir absorbé une quantité abusive de nuages gris, de steppes chauves, de villages en bois et de forêts spongieuses. Le transsibérien traversait la taïga en sifflant d’une voix funèbre. Voici quarante heures environ que le même rideau d’arbres défilait, à longs plis, devant la fenêtre. Les troncs des sapins, des mélèzes, des cèdres, des chênes, des bouleaux tombaient l’un sur l’autre, avec une régularité mécanique.

Dans le compartiment d’Akim, ses compagnons de route dormaient, jouaient aux cartes ou lisaient des journaux. Akim ne songeait pas à les imiter. Il voulait « tout voir ». S’il s’était présenté comme volontaire, s’il avait demandé à changer de régiment pour la durée de la guerre, c’était uniquement afin de « tout voir ». La manœuvre avait été difficile. Le régiment d’Akim, cantonné à deux verstes de la frontière allemande, n’avait pas été désigné pour prendre une part effective aux opérations. Les chefs directs d’Akim, qui l’aimaient pour son entrain, sa franchise et sa ponctualité, s’opposaient à son départ. Lui, cependant, n’imaginait pas qu’on pût se promener en uniforme dans une ville de l’arrière, alors que d’autres officiers, d’autres soldats se battaient au front. Puisque la guerre était déclarée, il importait qu’il fût à l’avant. Comment justifier ses études à l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad, s’il lui était interdit, le moment venu, de les mettre en pratique ?