Выбрать главу

Il lui fallut des semaines d’intrigues, de prières et d’explications pour obtenir sa permutation officielle. Prudemment, il évita d’en avertir sa famille. Il s’était promis d’écrire à ses parents dès son arrivée à Kharbine ou à Moukden. Mais Kharbine était loin encore. Le train express roulait, jour et nuit, dans des pays de désolation et de mystère. Maintenant, les arbres, espacés et roussis, découvraient une mare. Des oies sauvages et des cygnes s’envolaient à l’approche du convoi. Demain, ce serait Irkoutsk, l’embarquement sur un brise-glace pour la traversée du lac Baïkal. Et puis, la Chine, le cantonnement, le baptême du feu. Akim frémit, redressa la taille et rejoignit ses compagnons dans le compartiment surchauffé.

La fumée des cigarettes formait une nappe bleue et molle au-dessus des têtes. Akim s’installa dans un coin du compartiment et fit mine de sommeiller. Mais, entre ses paupières clignées, il observait les camarades. Il y avait là le lieutenant des dragons Troubatchoff, sorte de colosse au visage cuit et aux moustaches cirées, grand amateur d’anecdotes salaces, de petits verres et de claques dans le dos. À son côté, le mince Paskine, jeune chevalier-garde, maladif et soigné, dont on racontait qu’il s’employait depuis deux ans à composer une marche triomphale pour sa brigade, le brun et sombre Velikanoff, officier du régiment d’infanterie de Finlande, qui était végétarien, antialcoolique et misanthrope, et le médecin-major Fakiloff, qui avait fait autrefois la campagne des Boxers et s’obstinait à parler en mauvais français aux employés du train. Tous ces officiers avaient permuté pour servir dans des régiments de cosaques sibériens. Ils étaient tous plus âgés qu’Akim. Et, dès l’abord, Akim avait été intimidé par leurs manières dégagées, leur expérience militaire et leurs voix fortes. L’énorme Troubatchoff surtout, qui plaisantait sans répit, lui paraissait redoutable. Justement, tandis qu’Akim l’examinait à la dérobée, Troubatchoff posa son journal, s’étira en rugissant à pleine gueule, et demanda :

— Eh ! les amis, voulez-vous que je vous raconte des anecdotes pour passer le temps ?

Tous applaudirent à cette proposition, sauf Akim qui préféra adopter une attitude blasée. Troubatchoff remarqua sa réserve, cligna de l’œil et fit un profond salut.

— J’espère, monsieur l’officier, dit-il, que nous ne vous dérangerons pas trop dans vos méditations…

— Mais je vous en prie, dit Akim en rougissant.

— Vous êtes bien bon, dit Troubatchoff. Quelqu’un de l’honorable société connaît-il l’anecdote du juif et du pope Guérassime ?

— Non, non, dirent les autres.

Seul Akim crut bon de murmurer :

— Ah ! oui, je crois l’avoir déjà entendue.

Troubatchoff se troussa la moustache d’un geste mécontent.

— Eh bien, je vais la raconter tout de même, dit-il.

À la fin de l’anecdote, Akim s’interdit de rire. Il devinait bien que cette pose exaspérait ses camarades de voyage, mais il ne pouvait plus s’en départir. Raidi, attentif, supérieur et malheureux, il sentait s’épaissir autour de lui une atmosphère hostile. Troubatchoff raconta encore quatre histoires très drôles, et, pour chacune de ces quatre histoires, Akim se vit inexplicablement obligé d’affirmer qu’elle ne lui était pas inconnue. Troubatchoff était cramoisi. Ses yeux brillaient de colère. Il s’appliqua une claque sur la cuisse.

— Monsieur l’officier, dit-il enfin, vous qui savez toutes mes anecdotes, connaissez-vous celle du hareng et de la truie ?

Akim avala une gorgée de salive et proféra d’une voix nette :

— Oui… On me l’a racontée… il y a quelques mois déjà…

Troubatchoff lui lança un regard meurtrier, marqua une pause et répliqua :

— Soit, puisque vous la connaissez, vous allez la raconter à ma place.

Akim crut que le sol se dérobait sous lui. Il ignorait cette anecdote, comme les autres. Ses compagnons le dévisageaient, flairaient une supercherie et attendaient avec délices qu’il se couvrît de ridicule une dernière fois.

— Eh bien ? demanda Troubatchoff.

— Eh bien, je ne la connais pas, dit Akim.

À ces mots, tout le monde éclata de rire. Et Akim, délivré, se mit à rire lui-même, en secouant la tête.

— La meilleure blague de la soirée ! criait Troubatchoff.

Ayant renoncé à son rôle de soudard, Akim se détendit et jugea ses compagnons aimables et divertissants. À la station suivante, Troubatchoff l’entraîna au buffet de la gare pour lui apprendre à boire de la vodka « à l’archine(1) ». Le serveur posa un archine en bois sur la table et aligna, le long de la règle, autant de petits verres de vodka, serrés côte à côte, qu’il en fallait pour couvrir cette mesure.

— Un archine de vodka, dit Troubatchoff. Vous avez déjà vu, Arapoff, des avaleurs de sabre ? Regardez un avaleur d’archine.

Et, cueillant les petits verres l’un après l’autre, il les vida jusqu’au dernier.

Ce fut Akim qui paya l’addition.

Le misanthrope Velikanoff, qui avait assisté à l’opération, cracha par terre de dégoût et déclara que les intestins de Troubatchoff devaient être usés comme un vieux tapis. Pour sa part, il avait bu un verre d’eau et mangé des raisins secs. Paskine, le musicien, fredonnait un début de chanson.

— Je crois que je tiens mon air, disait-il. Ta-ta-tam-tata… Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Vous me semblez vous-même Ta-ta-tam, disait Troubatchoff. Désormais, nous l’appellerons Ta-ta-tam. Venez Ta-ta-tam, il est temps de reprendre le train…

À peine remonté dans le wagon, Akim désirant renouer la conversation, demanda si quelqu’un de ses compagnons avait des nouvelles de l’offensive japonaise. Sa question surprit l’assistance.

— On verra bien là-bas, dit Velikanoff. Je n’aime pas parler de la guerre.

— Ceux qui la font n’en parlent jamais, renchérit Troubatchoff.

Les autres officiers gardèrent le silence. Akim fut peiné de la réprobation muette qui l’entourait de nouveau. On eût dit que, par un accord tacite, ses camarades évitaient les problèmes essentiels et feignaient de ne s’intéresser qu’aux détails de leur voyage et de leurs futurs cantonnements. De même, ils ne faisaient jamais allusion à leur vie privée, à leur famille. « Voilà le vrai courage, songeait Akim. Je serai comme eux. »

La halte à Irkoutsk fut trop brève pour qu’Akim eût le temps de visiter la ville. La rivière charriait des ballots de neige, soufflés et légers comme des meringues. Le brise-glace Angara se dandinait devant les poutres du ponton. Un premier brise-glace, le Baïkalétait parti la veille, mais la glace du lac était encore épaisse, et il semblait improbable qu’il pût se tailler un canal jusqu’à Missovaïa avant le lendemain. Comme Akim s’inquiétait des suites du voyage, un officier du port le rassura : le brise-glace Angara serait accompagné de quatre-vingts traîneaux, et, si le bateau se trouvait arrêté dans sa course, les troupes poursuivraient leur route en troïkas.