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Les soldats embarquèrent sur le pont inférieur et s’établirent dans un amoncellement de sacs et de caisses. Les officiers eurent accès au pont supérieur. Il faisait doux. Le brise-glace progressait lentement dans le sillage vert et laiteux de son devancier. Parfois, de gros blocs de glace se détachaient, avec un craquement de sucre, de la rive gelée, se soulevaient contre les parois du bateau et se tenaient un instant dressés, menaçants. Le soleil ouvrait des transparences d’émeraude dans leurs sections vives. Puis la masse vitrifiée s’abîmait lourdement dans l’eau.

— Que c’est beau ! murmurait Akim.

— Ce n’est pas beau, puisque cela s’explique physiquement, disait Velikanoff.

Sur le lac glacé, les troïkas suivaient le navire, à fond de train. Les cochers brandissaient leurs fouets et hurlaient à tue-tête en se dépassant. Leurs voix sonnaient allègrement, comme prises sous un dôme de verre. Sur le pont, Troubatchoff et Ta-ta-tam pariaient pour les attelages et les encourageaient à grands cris.

À cinq heures de l’après-midi, l’Angara rejoignit le Baïkal qui trouait sa route, en rejetant de droite et de gauche des ailes de glace épaisses et cassantes. Impossible d’aller plus loin. Il fallait débarquer. Mais, pour que l’opération se déroulât sans encombre, il importait que la coque s’enfonçât et s’établît solidement dans la matière. L’Angara fit marche arrière, vira lentement et se lança, « en avant toute », sur le bord gelé. Sa proue se haussa, demeura suspendue, le temps d’une seconde, et retomba enfin, broyant sous son poids la carapace du lac. Le capitaine ordonna de renouveler la manœuvre à quatre reprises. Après chaque assaut, la masse inerte refoulait obstinément l’AngaraEnfin, le navire s’incrusta dans cette surface éblouissante et compacte et resta immobile, enserré de toutes parts, soufflant sa fumée avec irritation. Le débarquement commença aussitôt.

Le lac étalait très loin sa nappe de glace et de neige. Sur le ciel de soleil brumeux, il y avait des montagnes de carton, posées à contre-jour. L’air vif creusait les poumons à chaque aspiration. Lorsque les traîneaux s’ébranlèrent, le son de centaines de clochettes emplit l’espace nu et froid. Akim ferma les yeux avec délices. Et, pendant dix verstes, il n’échangea pas une parole avec son voisin.

À Missovaïa, les troupes remontèrent dans les wagons et le voyage se poursuivit à travers les montagnes du Transbaïkal. Les stations avec buffet devenaient, de jour en jour, plus rares. À l’approche de ces haltes, une effervescence cannibale secouait les hommes. Sans attendre l’arrêt du train, les officiers sautaient à terre et couraient occuper une place dans la salle commune ou dans la cuisine enfumée. Et, lorsque le convoi reprenait sa route, il y avait des retardataires qui trottaient au bord de la voie, en mastiquant un dernier bout de saucisson. Rouges, les yeux ronds, la bouche pleine, ils grimpaient dans le wagon en marche, salués par les rires et les acclamations de leurs camarades. Troubatchoff excellait dans ce genre d’exercices. Quant au rêveur Ta-ta-tam, lors d’un arrêt prolongé, il quitta la gare et se mit à marcher en fredonnant, le long des rails. Le train repartit sans que personne se fût aperçu de son absence. Heureusement, il avait précédé le convoi, et le chauffeur, l’apercevant qui gesticulait sur le remblai, eut la charité de ralentir l’allure de la locomotive pour lui permettre de se hisser dans le compartiment.

— La musique est un art dangereux ! dit Troubatchoff. Avez-vous au moins trouvé l’air de votre marche ?

— Je le cerne, je le cerne, répondait Ta-ta-tam en lustrant ses ongles sur la couture de son pantalon.

La locomotive du transsibérien ne brûlant que du bois, une fumée mince et bleuâtre drapait le paysage. Des mamelons roux, des prairies d’herbes sèches, des champs de crocus multicolores, s’inscrivaient tour à tour dans le cadre exact de la fenêtre. Non loin de la voie, quelques Bouriates faisaient paître des troupeaux de chevaux, menus, velus, à longues crinières et à queues traînantes. À la station Oloviannaïa, d’autres Bouriates étaient assis à croupetons au milieu de la route. Ils avaient des bonnets de fourrure pointus, des faces jaunes et plissées de singe. Ils vendaient des chevaux. Leurs prix avaient monté depuis la guerre. Au lieu de quarante ou de cinquante roubles par bête, ils en demandaient trois cents. Troubatchoff s’indignait « pour le principe » et les menaçait de les faire fouetter à mort. Les Bouriates ricanaient, agitaient leurs petites mains sales à hauteur de visage.

À la station Mandchouria, les officiers rencontrèrent des cosaques d’un régiment sibérien. Ils étaient fourbus et mécontents. Leur convoi sillonnait la Sibérie depuis cinq semaines, et ils ne connaissaient pas encore leur affectation.

Les jours suivants, le train dépassa encore des convois de troupes, de canons, de munitions de guerre. La voie ferrée était surveillée par des gardes-frontières, vêtus d’une tunique noire à parements verts, et coiffés de bonnets d’astrakan. De place en place, il y avait de grands mâts, surmontés d’un faisceau de paille sèche. Des sentinelles étaient chargées d’allumer ces brandons en cas d’alerte. Le train roulait déjà dans une contrée hostile. On ne se trouvait plus en Russie, mais en Mandchourie, en Orient, aux portes du mystère. Les gares étaient décorées à la mode chinoise, avec, aux pignons et aux arêtes des toits, un fouillis de dragons, de serpents et de chiens en faïence coloriée.

Akim se penche à la portière du wagon. Le train glisse avec lenteur. Dans les plaines bordées de montagnes violettes, travaillent des laboureurs chinois, habillés de longues chemises, coiffés de chapeaux de paille en forme de cône. Un mulet tire quelque charrue primitive, dont le soc égratigne la terre en sautillant. Des arbres rabougris explosent en fleurs blanches près d’une pagode aux toits retroussés. Les murs des fanzas sont crépis de terre glaise et recouverts de chaume de sorghos. Tiens, une station militaire. Le train s’arrête en soufflant. Des soldats bondissent hors des wagons et courent, leurs théières de métal à la main, pour chercher de l’eau bouillante dans la cabane en planches, au bout du quai.

Près de la gare, s’alignent des baraquements tout neufs, destinés aux blessés et aux dépôts de l’Intendance et de la Croix-Rouge. La guerre se rapproche. Akim remarque chez ses compagnons une nervosité croissante. Ceux-là mêmes qui, quelques jours plus tôt, affectaient d’ignorer la guerre, en parlent aujourd’hui avec estime et gravité. Velikanoff critique la bataille de Turentchen, sur le Yalou. Troubatchoff s’indigne contre le mode absurde du recrutement local, qui rafle toute la population mâle d’un district et néglige d’incorporer les célibataires du district voisin.

— Comment voulez-vous que notre moujik s’y retrouve ? dit-il. Dans son village, on mobilise les pères de famille barbus et impotents, et, dans le village d’en face, des gamins de vingt ans se pavanent encore et font la cour aux femmes !

— Moi, dit Paskine, je fais confiance au génie du peuple russe. Cette guerre sera une promenade en musique… en musique…

— Préparez-nous une marche funèbre, à tout hasard, grogne le misanthrope Velikanoff.

Fakiloff, le premier, parle de sa famille. Il a laissé sa femme, sa petite fille de cinq ans. La petite fille s’appelle Olga. Elle a des cheveux blonds. Honteusement, il tire une photo de sa poche. La photo passe de main en main. Le médecin-major explique d’une voix enrouée :