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— C’est l’année dernière, chez ma belle-mère… Il faisait sombre… Alors, la petite a l’air d’avoir une moustache…

Les autres palpent la photo, hochent la tête.

— Si on pensait à tout ce qu’on laisse, on ne partirait jamais, dit Velikanoff.

Akim soupire.

— Moi, dit-il, je suis parti sans prévenir mes parents. Je ne leur ai pas encore écrit. Je leur écrirai… de… de… Moukden…

L’ombre descend dans le compartiment. Personne ne parle plus. Tous réfléchissent, remuent leurs souvenirs et regrettent leur geste. Akim se demande quel appel intérieur a pu arracher ces hommes à leur famille, à leur confort, à leur chance ? « Pourquoi sont-ils partis ? Pourquoi suis-je parti ? » Troubatchoff rompt le silence.

— Parfois, dit-il, il faut savoir se faire mal, rien que pour se prouver qu’on est un homme.

Akim pense à l’époque où il éteignait une cigarette contre le dos de sa main pour vérifier sa bravoure. Il a grandi, depuis. Il n’éteint plus de cigarettes contre le dos de sa main. Il part pour la guerre. Mais c’est la même chose : « Ça t’apprendra ! Ça t’apprendra… »

— Racontez-nous une anecdote, dit-il à Troubatchoff,

Le lendemain, à la première station, Akim descend du train et va bavarder avec des soldats qui voyagent dans un wagon à bestiaux.

— Vous avez hâte d’arriver, les gars ? dit-il en forçant sa voix.

— Oh ! Nous, on n’est pas pressé, Votre Noblesse, répond un rouquin au visage mou. Nous, on n’a rien demandé. C’est pas notre métier, à nous, de nous battre.

Akim, mécontent, rejoint le groupe des officiers qui déambulent sur le quai pour se dégourdir les jambes. Près de la gare, des Chinois, agenouillés devant des sacs de provisions, vendent aux soldats du pain, du tabac et des fèves sèches pour remplacer les graines de tournesol. Des coolies transportent de la terre dans des paniers plats suspendus à des palanches. Ils vont d’une démarche dansante et déversent leur charge sur le remblai. Des femmes passent, lourdement fardées, le chignon haut perché et orné d’un papillon en métal. La police est assurée par des Chinois qui ont un rond d’étoffe de couleur cousu dans le dos. Les indigènes dévisagent les officiers avec indifférence. Cette guerre ne les regarde pas. Cette guerre les dérange. Akim remonte dans le train après avoir acheté une bande de soie couverte de hiéroglyphes dorés.

— C’est pour offrir à votre fiancée ? demande Troubatchoff.

— Je n’ai pas de fiancée, dit Akim.

— Vous en trouverez à Liao-Yang, dit Fakiloff. Les femmes mandchoues sont charmantes. Vous savez, elles n’ont pas les pieds mutilés comme les Chinoises. Elles se fardent. Et, pour la bagatelle, ah ! ma mère !… ce sont des diablotins, des diablotins !…

Il rit. Le train repart. Akim s’installe dans un coin et commence une longue lettre pour ses parents. Ayant achevé sa lettre, il joue aux cartes ; puis il déballe un saucisson et le mange sans appétit ; enfin, il ramasse un vieux journal, en lit quelques lignes, le rejette et s’étend sur la couchette étroite, avec la conscience que, demain, il faudra encore jouer aux cartes, lire, manger, dormir, dans le même compartiment, devant les mêmes hommes. Depuis quelque temps déjà, il lui semble éprouver le mouvement du train dans son ventre. Et, lorsqu’il descend sur le quai, il a l’impression que les trépidations du wagon continuent en lui, qu’il n’y a plus nulle part de terre ferme et d’immobilité.

Ils sont partis depuis trente jours. Ils se sont dit tout ce qu’ils avaient à se dire. Ils sont les uns devant les autres, vidés, ennuyés, hargneux. Chacun sent qu’il est une charge pour le voisin. Akim devine bien que le petit bouton qui lui a poussé sur la joue exaspère Troubatchoff, mais lui-même ne peut plus voir sans répugnance la moustache cirée du dragon, les doigts minces et transparents de Ta-ta-tam et la moue écœurée de Velikanoff. Il est temps que ce voyage finisse. Il est temps qu’on se sépare. Alors, de nouveau, on s’aimera. Et il sera trop tard, peut-être.

— À Moukden, on pourra enfin se détendre, gémit Velikanoff.

Moukden. Le train s’arrête deux heures. Les officiers se ruent au buffet. Akim boit plus que de raison et perd la moitié de son argent de poche en jouant aux dés avec un sous-lieutenant de tirailleurs sibériens. Il regagne le wagon, la tête lourde, la bouche pâteuse. Ta-ta-tam s’est procuré un harmonica et prétend jouer des marches militaires pour charmer les dernières heures du voyage. Ses compagnons ont beaucoup de mal à lui imposer silence. Velikanoff a déplié sa carte :

— Liao-Yang. Nous y serons dans la nuit, sans doute…

Akim veut se coucher. Mais, à peine s’est-il étendu sur la banquette, qu’une forte nausée à l’odeur de vodka lui emplit la bouche. Il se lève, passe dans le couloir. Il fait chaud. La nuit glisse derrière les vitres. Le ciel est criblé d’étoiles. Quand le train stoppe en rase campagne, on entend crier des oiseaux, des bêtes obscures.

À trois heures du matin, le convoi tressaille sur des aiguillages.

— On arrive ! hurle Velikanoff.

Et, dans tous les compartiments, retentissent des rires, des jurons, des bruits de sabres et d’éperons heurtés. Enfin, le convoi ralentit et s’enlise dans les pénombres d’une gare où tournoient de faibles lueurs. Un employé qu’on ne voit pas crie :

— Liao-Yang, Liao-Yang…

Les officiers s’empressent de faire décharger leurs bagages, car il faut changer de quai, et le train pour Port-Arthur repart dans une heure.

Tandis qu’Akim et ses amis se démènent entre des porteurs à visage grimaçant et à longue natte, un officier du service des chemins de fer s’avance vers eux et les salue.

— Inutile de vous presser, messieurs, dit-il, vous avez tout votre temps…

— Que se passe-t-il ? demanda Troubatchoff.

— Les communications avec Port-Arthur sont coupées par l’ennemi, répond l’officier.

CHAPITRE IV

La patrouille, commandée par le lieutenant Troubatchoff et le sous-lieutenant Arapoff, se composait d’un demi-escadron de cosaques de Sibérie. Partie la nuit de Vafandian, elle avait longé la voie ferrée et s’était arrêtée, au petit jour, sur une colline abrupte qui dominait le pays.

Les hommes s’étant établis en contrebas pour dessangler les bêtes et se reposer eux-mêmes de la chevauchée nocturne, Akim et Troubatchoff montèrent au sommet du tertre et s’étendirent à plat ventre dans l’herbe. De cet observatoire, suspendu au-dessus d’une pente raide et embroussaillée, ils découvraient toute la plaine. Akim avait les jambes et le dos engourdis de fatigue, mais une impatience joyeuse précipitait les battements de son cœur. C’était sa première mission, sa première « affaire ». Ni lui, ni les jeunes cosaques qu’il commandait avec Troubatchoff, n’avaient jamais vu l’ennemi. L’ennemi était pour eux une donnée abstraite, un terme d’instruction, un prétexte à manœuvres inutiles dans les cours des casernes et les terrains variés. Depuis quatre jours déjà, des patrouilles sillonnaient le pays pour reconnaître l’importance des colonnes japonaises qui avançaient sur Vafangoou. C’était à Vafangoou, en effet, qu’était cantonné le 1er corps sibérien du général baron Stackelberg, dont les formations avaient l’ordre d’attirer et de retenir les divisions nippones.

— Pensez-vous que nous les verrons ? demanda Akim en se tournant vers Troubatchoff.

— Qui ?