Выбрать главу

— Les Japonais, parbleu !

— Vous êtes pressé !

Akim crut bon de jouer l’indifférence :

— Curieux, tout au plus. On prétend qu’ils sont très mauvais tireurs, n’est-ce pas ?

Il se reprocha aussitôt cette réflexion. Troubatchoff n’allait-il pas le prendre pour un poltron ?

Cependant, Troubatchoff haussa les épaules et dit :

— Je n’en sais pas plus que vous, mon cher. Mais rassurez-vous, nous serons bientôt renseignés.

— Bientôt, vous croyez ?

Troubatchoff ne répondit rien. Il avait allumé sa pipe et contemplait le paysage en plissant les yeux. Le ciel était d’un gris vaporeux, ensoleillé et profond. Une chaîne de montagnes cernait l’horizon, vert et jaune, coupées d’ombres parallèles. La ligne de chemin de fer divisait les champs cultivés. Des Chinois en blouses bleues travaillaient au bord de la voie. Parfois, ils s’arrêtaient, relevaient la tête. Et on voyait basculer leurs grands chapeaux de paille. L’air était tiède. Il y avait de drôles de petites fleurs blanches dans l’herbe. Elles ressemblaient aux edelweiss des livres de botanique. Akim en cueillit une, l’écrasa entre ses doigts, respira son parfum amer. Un oiseau sautait en pépiant dans les broussailles. L’univers entier était propre blond et léger, inoffensif. Pour un peu Akim eût oublié la guerre. N’était-il pas étendu là, dans l’herbe, comme un promeneur, froissant des fleurs dans ses mains, humant l’odeur de la campagne matinale ? Sûrement, les Japonais ne viendraient pas. Il n’y avait pas de Japonais dans ce pays. Et il n’y en aurait jamais.

Troubatchoff extirpa une bouteille plate de sa poche, but une rasade d’eau-de-vie, claqua de la langue. Le maréchal des logis-chef, un grand cosaque à la barbe rousse et légère comme de la bourre, s’approcha de lui.

— Si vous vouliez descendre, Votre Noblesse, je ferais le guet.

— Prends mes jumelles.

L’homme rit doucement.

— J’aime mieux celles du Bon Dieu, dit-il.

Et il porta une main en visière devant ses yeux petits et cerclés de rides.

— Vous venez ? dit Troubatchoff en prenant Akim par le bras.

À ce moment, le cosaque poussa un sifflement et redressa la taille.

— Qu’as-tu ? demanda Troubatchoff.

— Ou je me trompe fort, Votre Noblesse, ou voilà du monde qui s’apprête à nous rendre visite.

Akim et Troubatchoff braquèrent leurs jumelles dans la direction indiquée. Akim recula d’un pas.

— Mais… mais ce sont eux ! balbutia-t-il.

Son souffle s’arrêta. Un étrange respect le tenait cloué sur place, froid et radieux. Il sentit un muscle qui tremblait dans sa cuisse.

— Ce sont eux, reprit-il gaiement.

Les cosaques, parqués dans le fond du ravin, grimpèrent la côte à quatre pattes et vinrent s’étendre aux côtés de leurs officiers. Ils discutaient entre eux, se poussaient du coude.

— Vos gueules, grogna le maréchal des logis-chef. Et tâchez voir à ne pas bouger, ou je vous fais redescendre sur le derrière.

— Il faudrait envoyer un rapport à Vafandian, dit Akim.

— Plus tard, dit Troubatchoff. On ne distingue rien encore. Ce n’est peut-être qu’une patrouille…

— M’étonnerait, Votre Noblesse, dit le maréchal des logis-chef. Voyez… voyez…

Les paysans chinois qui travaillaient dans la plaine avaient disparu, comme par enchantement. Les champs s’étalaient, vides et précis, aux pieds des observateurs, avec leurs terres diverses, leurs rigoles d’eau, leurs cabanes. De l’autre côté de la voie ferrée, à bonne distance encore, se dévidaient les colonnes ennemies. À mesure qu’elles se rapprochaient, on discernait mieux leur force et leur ordonnance. Akim n’aurait jamais cru qu’une armée pût se déplacer ainsi, en file régulière, comme sur les images d’enfants. Les petits hommes kaki marchaient en rangs. Leurs fusils brillaient, telles des aiguilles d’acier, dans le champ arrondi des jumelles. Leurs pieds soulevaient de fins panaches de poussière blanche. Derrière eux, s’avançaient des mulets chargés de mitrailleuses, des pièces d’artillerie légère, des caissons, des charrettes. Mais tout cela était émietté, lointain, infiniment gentil et puéril. Vraiment, Akim éprouvait de la peine à imaginer que ces figurines de miniatures fussent des hommes dangereux. Déjà, Troubatchoff griffonnait son compte rendu à l’état-major et le tendait à un jeune cosaque au nez retroussé, au bonnet de fourrure dévié sur l’oreille. Le cosaque saisit la missive, salua, dévala la pente, enfourcha son cheval, brandit sa nagaïka et disparut dans un nuage de poussière et d’herbe arrachée. Un deuxième, un troisième rapport furent expédiés à l’arrière.

La tête de la colonne avait depuis longtemps dépassé la colline. Il ne s’agissait pas d’une simple patrouille, mais d’une formation importante qui montait vers les positions russes de Vafangoou.

— Et nous les laissons filer ! gémit Akim.

— Vous ne voudriez pas lancer votre demi-escadron contre une armée ?

— Non, mais, quand même… quand même…

Décidément, cette guerre de calculs était bien monotone. Elle excluait tout héroïsme et toute fantaisie. La victoire ou la défaite ne dépendaient que d’une addition d’hommes, de fusils, de canons, de munitions et de distances. Une règle de trois.

— Si seulement on pouvait en descendre un, rien qu’un ! dit un jeune cosaque à visage de Bouriate.

Akim se tourna vers l’homme et lui sourit amicalement.

— Votre Noblesse, dit le maréchal des logis-chef, je pense qu’il serait prudent de nous replier.

— Pourquoi ? dit Akim.

— Ils risquent de nous couper la route…

Akim haussa les épaules. Il était déçu. Cette randonnée de nuit, ces quelques heures de guet, cet espoir, cette angoisse, pour avoir le droit de contempler un défilé de troupe ! N’était-ce pas une aventure humiliante pour un guerrier ?

Troubatchoff ne lâchait pas ses jumelles.

— Quelques instants encore, dit-il. Je veux voir s’ils n’ont pas d’artillerie lourde.

— Nous pourrons nous arrêter sur le chemin du retour pour les observer encore, dit le maréchal des logis-chef.

Tout à coup, Akim poussa un cri :

— Là !

Et il tendit la main vers la droite. Des Japonais débouchaient, à revers, venant d’un boqueteau épais. Pourquoi suivaient-ils cette route détournée ? Comment ne les avait-on pas aperçus plus tôt ? Akim et Troubatchoff éprouvèrent le même affolement, la même colère silencieuse de joueurs bernés. Les soldats nippons avançaient de biais pour rejoindre le gros des colonnes qui longeaient la voie de chemin de fer. S’ils progressaient encore, l’observatoire d’Akim et de Troubatchoff serait enserré de toutes parts, et la retraite des cosaques vers Vafandian deviendrait une affaire de chance. Il fallait arrêter, ou tout au moins retarder le mouvement d’encerclement de l’ennemi. Cela, tous les hommes le savaient. Mais ils attendaient les ordres de leurs chefs. Groupés derrière les officiers, ils regardaient les petits Japonais qui cheminaient d’un pas égal à travers les champs. Ils évaluaient l’importance du détachement : un bataillon sans doute.

— On dirait des mouches ! grogna un cosaque. Si c’est pas malheureux, quand même !

— Que faisons-nous, Votre Noblesse ? demanda le maréchal des logis-chef.

Akim et Troubatchoff échangèrent un coup d’œil rapide,

— Préparez-vous à les recevoir, dit Troubatchoff.

Comme s’ils n’espéraient que cette décision, les cosaques s’éparpillèrent et armèrent leurs fusils.

— Camouflez-vous ! cria le maréchal des logis-chef en se couchant à plat ventre dans les broussailles.

Akim et Troubatchoff se placèrent aux deux extrémités de la chaîne. Akim, un genou à terre, les jumelles levées, étudiait avidement la progression minutieuse de l’ennemi. Les Japonais ne soupçonnaient pas la présence d’une patrouille russe au sommet de la colline qu’ils allaient contourner. Ils marchaient en rangs, l’arme à la bretelle. Akim distinguait les taches claires de leurs visages, les buffleteries de leurs uniformes. Un frisson joyeux le parcourut.