— Tout près, ils sont tout près, murmura-t-il.
Et il ordonna aux gardiens de chevaux de lui passer un fusil. Ayant épaulé son arme, il visa, au hasard, un soldat japonais, admirablement anonyme. Aucune cruauté dans ce geste. C’était un jeu. « Je l’aurai ! » pensa-t-il.
— Sur l’infanterie, commanda Troubatchoff, demi-escadron… feu…
Une détonation unie secoua la colline.
— Ils tombent ! Ils tombent ! glapissaient les cosaques.
En bas, dans la plaine, de petits hommes en kaki tournaient sur eux-mêmes et s’effondraient comme des marionnettes. Le Japonais d’Akim s’était assis par terre et baissait la tête.
— Je l’ai eu ! s’écria Akim.
Les Japonais, désemparés, avaient rompu les rangs. Une deuxième, une troisième salve les refoulèrent vers le bois. Les cosaques riaient en rechargeant leurs armes :
— Tu as vu comme je l’ai culbuté, le mien !
— Et le mien ? Regarde. Il tourne sur place comme un ivrogne. Il a son compte.
Cependant, le bataillon ennemi se reformait à l’orée du boqueteau. Une première ligne de soldats, dispersés en tirailleurs, s’avança vers la colline. D’autres suivirent. Ils couraient, pliés en deux, se plaquaient au sol et repartaient, souples et bondissants.
— De quoi ça a l’air ? dit un cosaque.
Tout à coup, les Japonais s’immobilisèrent, disséminés et couchés dans l’herbe. Des détonations claquèrent très loin, sèches et minuscules.
Akim serra les dents avec fierté. Les balles ennemies sifflaient au-dessus de sa tête et allaient s’aplatir dans la terre avec un bruit mat.
— Demi-escadron… à mon commandement… feu !…, cria Troubatchoff.
Une salve joyeuse répondit à la fusillade des Japonais. Le crépitement de la mousqueterie chatouillait les nerfs d’Akim. Il se sentait plein de vigueur, de santé et de décision. Il ne pensait pas au danger. Ces petits êtres jaunes, là-bas, étaient des insectes inoffensifs. « Pourvu que ça dure comme ça, longtemps, longtemps ! », songea-t-il. Il eut envie de rire et se retourna. Alors, il vit l’un des gardiens de chevaux qui avait grimpé le talus et qui demeurait là, debout, les bras ballants, la tête haute. Du sang coulait sur le visage du cosaque. Son oreille était comme une éponge rouge déchiquetée.
— Eh bien, voilà ! Eh bien, voilà ! gémit l’homme avec colère.
Puis, il porta les deux mains à sa joue et dégringola dans le ravin. Akim était abasourdi.
— Qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-il.
— Rien. C’est l’oreille qui a pris, dit un cosaque.
Un sentiment de pitié désagréable étreignit le cœur d’Akim. Troubatchoff s’approcha de lui en rampant et le questionna :
— Quelqu’un de blessé ?
Akim fit la grimace :
— Rien… L’oreille… C’est sa faute aussi… Il n’avait qu’à rester en bas…
Et il continua de tirer avec une volonté farouche.
Un peu plus tard, le voisin d’Akim, un petit cosaque maigre et blondasse, poussa un cri et se roula sur le flanc, comme pour s’endormir. Ses camarades le soulevèrent et le traînèrent à l’abri, dans le ravin. Il avait reçu une balle dans l’épaule. Il perdait beaucoup de sang.
— Pas d’autres blessés ? demanda Troubatchoff.
— Si, dit un cosaque, Krivko, à l’autre bout de la chaîne. Il a pris une balle en plein front. Mort sur le coup. Ça vaut mieux.
— C’est bon, c’est bon, à vos postes, grommela Akim.
Il était mécontent. On lui gâchait son plaisir en lui parlant de ces blessés, de ce mort.
Les Japonais avaient subi des pertes sensibles. Il y avait, dans la plaine, de faibles tas d’étoffe qui ne bougeaient plus. Cependant, les soldats ennemis avançaient toujours. Sur un ordre qu’on n’entendit pas, des silhouettes se redressèrent et se mirent à courir dans la direction de la colline.
— Feu accéléré, commanda Troubatchoff.
Les détonations couvrirent sa voix. Quatre ou cinq Japonais culbutèrent dans leur élan, mais les autres trottaient à vive allure, le dos rond, la tête tendue.
— Ils vont nous couper, s’écria Troubatchoff. Allons, les gars, à vos chevaux !
— À vos chevaux ! répéta Akim, sans bien comprendre ce qui se passait.
Les hommes dévalèrent un à un vers leurs montures. Par l’échancrure du ravin, on découvrait un nouvel aspect de la plaine. Si les Japonais parvenaient à contourner la colline, la patrouille était prise au piège. Il fallait partir avant que l’ennemi eût barré la route. Déjà, quelques tirailleurs apparaissaient dans un champ de sorghos. Des balles s’écrasaient contre les parois de l’excavation où étaient massés les cosaques. À chaque décharge, les cavaliers baissaient la tête.
— Vous avez fini de saluer ? cria Troubatchoff.
Et lui-même, instinctivement, baissa la tête. Akim fut secoué d’un petit rire faux, crispé, qui lui fit mal.
— Il faudra leur passer dessus, grondait le maréchal des logis-chef en enfourchant sa bête.
Les blessés furent pris en croupe par leurs camarades, le mort, attaché en travers d’une selle. Sa tête pendait, avec un petit trou noir au front.
Le cheval d’Akim, effrayé par les détonations, dansait sur place, chauvait des oreilles. Akim flatta l’encolure de la bête. Il se sentait tout béat d’angoisse et de vanité. On allait charger l’adversaire. Ce serait son baptême guerrier. Machinalement, il se rappela les cours théoriques de l’École : « L’homme doit charger courbé sur l’encolure de son cheval pour offrir moins de surface aux coups de feu et donner un meilleur élan à la monture. Ce n’est qu’en joignant l’adversaire qu’il se redressera de toute sa taille et sabrera de haut en bas, de gauche à droite… » Akim savait tout cela. Cent fois, mille fois, il avait sabré des mannequins de terre glaise et des fascines. Mais, aujourd’hui, c’étaient des hommes…
Troubatchoff se retourna et sourit à Akim, d’un air à la fois égaré et joyeux.
— Prêts, mes enfants ? demanda-t-il.
— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, murmura un cosaque en tapotant la poignée de son sabre.
Puis, il se signa gravement.
Une ligne de soldats japonais s’étirait en face du ravin.
— Sabre au clair… Lance au poing… Pour la foi, le tsar et la patrie, glapit Troubatchoff d’une voix écorchée. Marche !
Et, avant d’avoir pu réfléchir à son geste, Akim fut pris dans un mouvement impérieux d’hommes et de chevaux qui le poussa hors du ravin. La plaine. Comme elle est vaste ! Comme l’ennemi est loin ! Jamais Akim ne couvrira cette distance ! Jamais il ne rencontrera ces petits hommes agenouillés, qui tirent sur lui, avec méchanceté, avec maladresse !
Les cosaques s’étaient déployés en demi-cercle. Ils galopaient de front, couchés sur l’encolure de leurs bêtes. Et Akim volait avec eux. Il criait : « Hourra ! » À sa droite, il vit un cosaque au visage grêlé sous son bonnet de fourrure, à sa gauche, un autre, la barbe au vent, les yeux hors de la tête.
— Hourra !
Les Japonais ne bougeaient pas. Ils tiraient toujours. « Ils sont braves », pensa Akim. Et, subitement, un frisson glacé lui secoua le dos. Plus de doute possible. Le choc aura lieu. Il sera blessé, peut-être. Blessé comme le cosaque blondasse, qui s’est enroulé sur lui-même, ou comme l’autre avec son oreille en sang. « Eh bien ! qu’on me blesse, qu’on me tue, mais vite, vite ! » Des trajectoires de feu vibrent dans l’air. Un cavalier bascule hors de sa selle et demeure pendu à l’étrier, la face au sol, les mains bizarrement retournées. Un autre s’affaisse, comme pour embrasser le garrot de sa bête. Un troisième roule avec sa monture sous les pieds d’Akim. Là-bas, sur la droite, un cheval galope sur trois jambes et hennit lamentablement. La tête haute, la queue battant les reins, il tient en avant sa jambe fracassée qui pend et ballotte au rythme de la course. « Il faudra l’achever, songe Akim. Mais on n’a pas le temps. Ceux-là d’abord. Mon Dieu, aidez-moi contre ceux-là. »