Devant Akim se dresse un Japonais au visage plissé, fané, aux yeux d’épouvante. Le Japonais halète, crie quelque chose. Il grandit, cet homme. Il se rapproche. Il porte une cicatrice à la joue. Il n’était personne. Il est quelqu’un. Quelqu’un avec un nom, une vie, une arme. « Lui ou moi ? »
— Hourra ! hurle Akim.
Il talonne sa bête, lève le sabre. Dans une sorte de vertige, il voit une baïonnette qui s’avance vers lui, des sourcils énormes, une bouche pleine de dents et de salive.
— Hourra ! braille-t-il encore, autant pour lui-même que pour les autres.
Et il frappe de taille à toute volée. La lame rencontre un corps mou qui chavire. Puis, il n’y a plus rien que le silence et l’espace. Akim galope toujours. Les cosaques l’entourent. Ils ont franchi la ligne. Les Japonais bousculés leur tirent dans le dos. « Eh bien, c’est fini ! pensa Akim. Ce n’est pas plus difficile que ça. Je l’ai frappé. Je l’ai peut-être tué. Et moi, je suis sain et sauf. Je suis même un héros sans doute. »
Il se retourne. La patrouille a laissé une dizaine de morts et de blessés sur le terrain. Des chevaux sans maître trottent dans les champs. Troubatchoff rengaine sa lame.
— Bravo, les gars ! crie-t-il.
Akim regarde son sabre qu’il tient toujours à la main. Il est marqué de sang. Vivement, il l’essuie contre sa botte. Une gêne honteuse lui oppresse le cœur. Malgré lui, il évoque ce visage chiffonné d’horreur, cette cicatrice, cette bouche ouverte, ce bras levé pour la menace ou la prière. « Ne plus penser à cela… Autre chose… Voyons… la gloire de l’armée russe… L’empereur bien-aimé… le serment au drapeau… le sang pour la patrie… Très bien… Très bien… »
Akim cambre la taille. Un vent léger glace la sueur à son front, à ses lèvres. Sa respiration devient égale. Son cheval galope rondement. Autour de lui, les hommes sont essoufflés, radieux. Et les chevaux aussi paraissent satisfaits d’eux-mêmes. Les chevaux et les hommes se ressemblent. Être comme eux. Le danger a rapproché Akim de ses cosaques. Il les aime fraternellement, tout à coup. Il voudrait leur faire plaisir. Il cherche quelque parole familière, susceptible d’amuser son voisin. Mais il ne sait pas encore parler aux gens du peuple. Il dit enfin :
— C’est une belle charge ! Le colonel sera content de nous !
L’homme se tourne vers lui et rit de toutes ses dents fortes et jaunes.
Les Japonais ont cessé leur fusillade. La patrouille passe au trot allongé, puis au pas. Akim est pressé de regagner Vafandian pour entendre les compliments de ses chefs. Peut-être lui décernera-t-on la croix de Sainte-Anne de quatrième classe, avec l’inscription : « Pour la bravoure » sur la poignée du sabre ? Il rougit de plaisir et gonfle ses narines, comme lorsqu’il était enfant.
Un cosaque, au visage de bronze, rejette la tête et se met à chanter d’une voix fine de ténor :
Ne t’assieds pas auprès de moi,
Ne t’assieds pas auprès de moi,
Les gens diraient que tu m’aimes,
Que tu m’aimes.
Que tu me fréquentes,
Que tu m’aimes,
Que tu me fréquentes,
Je suis d’une bonne famille…
D’autres cosaques se joignent au chanteur :
Je suis d’une bonne famille,
Pas ordinaire,
D’une famille de voleurs,
De voleurs,
Pas ordinaires !…
Akim chante avec ses hommes pour mieux s’étourdir dans la joie.
Contre toute prévision, le colonel accueillit très mal le récit de la charge des cosaques à travers les lignes japonaises. La patrouille n’avait pas pour mission de combattre les lignes japonaises, mais de les observer sans se découvrir. Si elle s’était retirée à temps, elle n’aurait pas été surprise par l’ennemi et n’aurait pas perdu une quinzaine d’hommes en tués et blessés. Le lieutenant Troubatchoff et le sous-lieutenant Arapoff s’étaient conduits avec une légèreté coupable. Ils méritaient un avertissement. Tel était du moins l’avis du colonel. Akim, qui s’était attendu à des félicitations et à des récompenses, fut mortifié par l’incompréhension de ses chefs, et il fallut que Troubatchoff le sermonnât pour lui rendre un peu de confiance dans l’armée russe et dans son propre destin.
CHAPITRE V
Le 6 juillet, Nicolas rendit visite à Zagouliaïeff et ne le trouva pas chez lui. Il en conclut que Zagouliaïeff avait quitté la ville sans le prévenir. Pendant quatre jours, il acheta les journaux et les parcourut avec fièvre, espérant y lire l’annonce de l’attentat. Mais les journaux ne parlaient que de la guerre russo-japonaise, des combats du détachement Rennenkampf et du passage du détroit de Tsougarou par les croiseurs de Vladivostok.
Le 10 juillet, Zagouliaïeff reparut enfin et avoua que l’affaire avait échoué par malchance. Un contretemps stupide avait retardé la distribution des bombes, et Plehvé avait pu s’embarquer pour Peterhof, sans même soupçonner qu’il avait, encore un coup, échappé à la mort.
Pourtant, Zagouliaïeff n’était pas abattu par cette nouvelle déconvenue. Très calmement, il apprit à Nicolas que l’attentat était remis au jeudi suivant, 15 juillet, et que, cette fois, la réussite était pratiquement certaine.
— Tu vas donc repartir ?
— Dès après-demain.
— Et où logeras-tu ?
— Chez un négociant juif de la rue Sadovaïa. Il me prête une défroque de vendeur de cigarettes. Si tu me voyais ! Je suis méconnaissable !
— Emmène-moi, dit Nicolas.
Mais Zagouliaïeff refusa de l’entendre. Cet attentat était l’apanage de quelques terroristes éprouvés. La présence de Nicolas sur les lieux eût été contraire aux règles de l’organisation de combat.
— Tu nous gênerais plutôt… Songe que la moindre maladresse suffirait à tout compromettre… Contente-toi de m’aider à préparer des bombes…
Nicolas feignit de se laisser convaincre, mais, intérieurement, il décida de partir, le soir même, pour Saint-Pétersbourg. Les récits de Zagouliaïeff excitaient son imagination. Coûte que coûte, il voulait assister à l’attentat contre Plehvé. Cette épreuve du sang lui paraissait indispensable à son propre repos. S’il supportait le choc sans trembler, il ne douterait plus de sa force. S’il flanchait devant la victime, il comprendrait que le seul travail auquel il pût jamais prétendre était celui de journaliste clandestin. Or, il souhaitait violemment s’évader des paroles et des papiers. Saint-Pétersbourg n’était qu’à une douzaine d’heures de Moscou, par train express. Il reviendrait le lundi pour reprendre sa besogne chez Braniloff. À moins que les camarades ne le retinssent là-bas. Tout était possible. Nicolas quitta Zagouliaïeff et passa directement à la gare pour acheter son billet.