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Les tziganes fredonnaient une mélopée lente, plaintive, comme un appel de défaite et de mort. Leurs faces étaient pétrifiées, leurs yeux noirs regardaient au loin. Le guitariste, à blouse rouge et à culottes bouffantes, couleur d’amadou, pinçait distraitement les cordes de sa guitare. Tout à coup, de ce fond de rumeurs monotones, une voix rauque, vivace, explosa comme un jet. Hélène Gorkaïa chantait seule, et, derrière elle, s’ouvrait, par la magie des cadences, un horizon d’herbes souffletées par le vent, de chevaux rebelles, de tentes, de brasiers, de visages de feu. Elle parlait de ces camps de plein air, de ces amours sordides et royales que Volodia n’avait jamais connues, et, cependant, il semblait au jeune homme qu’il avait vécu tout cela, et que tout cela était son histoire, et que cette musique n’avait été créée que pour célébrer son amour et son deuil. Il éprouvait obscurément le besoin de boire sans arrêt, comme pour mieux préparer toute la matière sensible de son corps à l’incantation de la chanson tzigane. Il regarda Michel et Tania. Eux aussi paraissaient engourdis, visités par l’extase : Michel avait appuyé son front dans le creux de ses mains ; Tania, renversée, l’œil vague, suivait au-delà des murs le déroulement d’un songe sinueux.

Hélène Gorkaïa poussa une dernière clameur, une sorte de sanglot d’horreur, et le silence qui suivit était, lui aussi, une musique. Volodia battait des mains, criait :

— Bravo ! Bravo, mes amis !

Tania, les yeux brouillés de larmes, colla sa joue contre la joue de Michel en murmurant :

— Comme je suis triste ! Comme je suis heureuse !

Michel, lui-même, les sourcils froncés, luttait contre la séduction. Le maître d’hôtel apporta une nouvelle bouteille de champagne glacé en aiguillettes fines. Il faisait chaud. Les choristes burent les coupes qui leur étaient destinées. Puis elles se rassirent en ligne droite. Hélène Gorkaïa se tenait au centre du chœur. Son visage maigre et brun était sculpté par la lumière des lampes. Ses yeux brillaient. Elle chanta :

 

Deux guitares, derrière le mur,

Plaintivement gémirent…

Sèche et haute, noire et dorée, comme la prêtresse d’un culte barbare, elle se dressait au seuil de son royaume. Une force la possédait, contre laquelle elle ne pouvait rien.

Volodia buvait le champagne gelé et piquant. À mesure qu’il buvait, il sentait que l’état de grâce s’installait plus fortement en lui. Il était ivre, bien sûr. Pourtant, cette ivresse n’était pas vulgaire, mais infiniment noble et précieuse. On eût dit le passage d’une existence à une autre, le glissement d’un vieux monde à un monde neuf. Il était suspendu dans le vide. Il avait le vertige.

— Buvez, vous aussi, cria-t-il, en se tournant vers Tania.

Elle lui sourit avec des lèvres de brume et leva son verre.

— Je bois à notre amitié, cria encore Volodia.

Michel et Tania s’approchèrent de lui. Et ils s’embrassèrent. Tous, ils avaient envie de pleurer. La bouteille vidée, Michel ordonna au maître d’hôtel de servir de la djonkaLe maître d’hôtel versa du rhum dans une bassine, plaça un sucre sur une grande fourchette qui barrait, d’un bord à l’autre, le récipient, et frotta une allumette au-dessus du niveau mordoré de l’alcool. Une flamme bleue jaillit. Les lampes s’éteignirent. Dans cette clarté dansante, où les meubles s’évanouissaient comme des paquets de vapeur, où les visages n’étaient plus que des masques à la dérive, un chant sourd et ample s’éleva lentement :

 

Mon foyer brille dans la brume,

Les étincelles s’éteignent en plein vol...

La voix d’Hélène Gorkaïa dominait toutes les autres. Elle ne chantait que pour Volodia, il le savait bien. Elle était une amie fidèle. Depuis des siècles, elle veillait sur lui, marchait derrière lui, trébuchait et se relevait avec lui. Les flammes bleues de l’alcool se couchaient, s’éteignaient une à une. Un parfum de rhum brûlé se mêlait à l’odeur forte des fleurs. Et, tout à coup, il n’y eut plus que les ténèbres.

— Mon âme ! Où es-tu ? s’écria Volodia épouvanté. Toi aussi, tu es morte ?

Dans la nuit, la voix d’Hélène vibrait, plus proche et plus terrible, comme la voix même du destin. Volodia sentit qu’une boule nerveuse se nouait dans sa gorge. Suzanne sur son lit de mort. La pluie aux carreaux de la petite chambre. Le ciel vide. Il porta ses mains à ses lèvres et se mit à pleurer follement.

— Pleure ! Pleure ! chuchotait Tania. C’est la délivrance.

Volodia, déchiré par les sanglots, tombait verticalement à travers des épaisseurs d’ombres et de musiques. Il comprit que quelqu’un lui tendait un verre. Il saisit la coupe pleine de djonkal’avala en fermant les yeux. On lui en présenta une autre. Et il la but aussi, les doigts tremblants, les paupières ouvertes sur le noir. Il ne savait plus rien, ni du temps ni du lieu. Il n’avait plus de nom, plus de corps, plus d’âge. Brusquement, les lampes se rallumèrent. Le chœur poussa une plainte à lèvres closes, et, sans transition, comme éclatent les orages d’été, un hymne dément s’échappa de toutes les poitrines. Sur un rythme accéléré, les tziganes hurlaient la gaieté folle de vivre et d’aimer. Une joie insupportable les possédait. Ils étaient les démons écarlates de l’allégresse. Les yeux saillants, la face tendue, ils battaient leurs mains l’une contre l’autre pour scander la chanson. La guitare bourdonnait. Les tambourins ronflaient en cadence.

— Plus vite ! Plus vite ! criait Tania.

— Comment peuvent-ils être, tour à tour, aussi langoureusement tristes et aussi méchamment joyeux ? dit Volodia.

— S’ils le peuvent, c’est que vous le pouvez vous-même, dit Tania. Leur leçon est valable pour tous. Il faut toucher le fond du désespoir pour donner le coup de talon qui vous relance à la surface.

Et elle se mit à chanter avec le chœur. Michel et Volodia se joignirent à elle. Volodia vibrait d’une frénésie sauvage. Il avait envie de briser des bouteilles, des glaces, de déchirer son faux col, de griffer ses joues, d’accomplir quelque geste inutile et désastreux qui lui donnât l’impression de repousser les limites du monde. Au paroxysme du bonheur, il se dressa subitement et, d’un revers de la main, balaya les coupes sur la table :

— Apportez d’autres coupes, une autre bouteille, un autre vin, puisqu’une autre vie commence !

Les meubles viraient autour de sa tête comme sur un pivot. Il s’approcha d’Hélène Gorkaïa, et, tandis qu’elle chantait, baisa respectueusement ses mains ouvertes.

— Merci, dit-il d’une voix enrouée.

Et il savait qu’il n’était pas ridicule en disant cela. Comme le maître d’hôtel apportait les verres et les bouteilles, les tziganes se turent sur un ululement guerrier.

— On vous demande avec le chœur au cabinet particulier des Martoff, dit le maître d’hôtel à Hélène.

Volodia tourna vers lui une face ravagée par la passion.

— Que le chœur aille seul. Je garde Hélène et un guitariste. Je paierai ce qu’il faudra !

Il brandit des liasses de billets de banque, et les fourra, au hasard, dans les mains des choristes étonnés.