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Le 15 juillet, à huit heures du matin, il faisait les cent pas dans la rue Sadovaïa où logeait le complice de Zagouliaïeff. À l’angle de la rue Moghilev, il croisa un petit homme carré, bossu, au crâne coiffé d’une casquette à visière vernie. L’homme portait un tablier blanc très sale et des bottes à hautes tiges. Un éventaire garni de paquets de cigarettes, de boîtes d’allumettes et de porte-monnaie était suspendu à son cou. Il marmonnait :

— Cinq kopecks les dix cigarettes, barine… Demandez et on vous servira… Cinq kopecks seulement…

Nicolas reconnut Zagouliaïeff. Le cœur battant, il s’approcha de lui et feignit de fouiller dans son éventaire.

— Je t’avais défendu de venir, chuchota Zagouliaïeff avec colère.

— Il fallait que je vienne, dit Nicolas. Je ne pouvais pas résister. Je voulais voir…

— Voir… voir…, grommela Zagouliaïeff.

Mais, comme un agent passait devant eux, il reprit d’une voix plus forte :

— Achetez cet étui, barine. Il vous portera bonheur.

— Et la bombe ? demanda Nicolas dans un souffle.

Pour toute réponse, Zagouliaïeff lui désigna d’un regard le sac de toile qui pendait sur sa hanche.

Nicolas détourna les yeux.

— Où sont les autres ? dit-il encore.

— Ils se sont réunis au square de l’église Pokrov. J’y allais justement. C’est de là que nous devons partir…

— Vous êtes combien ?

— Tu es bien curieux… Mais, maintenant, ça n’a plus d’importance… Nous sommes cinq… Nous devons marcher l’un derrière l’autre à quarante pas de distance… Itinéraire : Le prospect des Anglais, la rue Dvorianaïa, le canal Obvodnoï. Puis, on tourne devant la gare de la Baltique et la gare de Varsovie, et on débouche sur le prospect Ismaïlovsky. Il viendra à notre rencontre. Le premier le laissera passer. Le second lancera sa bombe. Alors, de trois choses l’une : Ou il est touché, et l’affaire est dans le sac. Ou il rebrousse chemin, et le premier lanceur lui envoie son engin par la portière. Ou il continue vers la gare, et les trois autres se chargent de le descendre. C’est clair ? Demandez mes cigarettes… À cinq kopecks les dix… Seulement pour les amateurs… Barine, achetez-moi mes cigarettes…

Nicolas acheta un paquet de cigarettes, et, tandis que Zagouliaïeff lui rendait la monnaie d’une main ferme, il le questionna encore :

— Tu n’as pas peur ?

— Non, je suis soulagé.

— De quoi ?

— D’avoir trop attendu. Ouf ! Cette bombe est bien lourde. Six livres. Celle de Sazonoff en pèse douze. Adieu. N’essaie pas de me suivre.

Et il s’éloigna en clopinant.

Nicolas lui tourna le dos et se dirigea vers le prospect Ismaïlovsky. Il marchait lentement. Sa respiration était calme. Il regarda sa montre. Neuf heures du matin. L’attentat n’aurait lieu qu’à dix heures. Que faire d’ici-là ? Malgré la recommandation de Zagouliaïeff, il revint sur ses pas et entra dans le square de l’église Pokrov. Quelques hommes étaient assis sur un banc et discutaient à voix basse. L’un était vêtu en portier, un autre en employé des chemins de fer. Auprès d’eux, se tenait Zagouliaïeff. Il avait déposé son éventaire. Il fumait. De loin, son visage paraissait petit et pâle. Un visage d’enfant rachitique. Devant le porche de l’église, un individu, habillé pauvrement, se prosternait et se signait à longs gestes pieux. Zagouliaïeff s’avança vers l’inconnu. Celui-là aussi était donc du complot. Il priait avant de tuer.

Nicolas quitta le square sans être remarqué. À neuf heures et demie, il était de nouveau sur le prospect Ismaïlovsky. Une angoisse légère lui creusait le ventre. Il avait soif. Il glissa la langue sur ses lèvres et les trouva sèches, brûlantes.

Des passants aux figures banales se hâtaient vers leur travail. Le ciel était bleu. Un soleil tendre chauffait les façades en briques des maisons, les vitres aux rideaux de tulle. Tout au bout du prospect Ismaïlovsky, la gare de Varsovie dressait sa bâtisse trapue, surmontée d’un clocher miniature. Un tramway passa bruyamment. Des chevaux le tiraient dans un cliquetis de ferraille et de clochettes. Il y avait beaucoup de monde sur l’impériale. Une fillette en blanc chantait en secouant un panier à bout de bras. On entendait siffler les trains. Des oiseaux tournaient au-dessus du pont qui menait à la gare. Nicolas remonta l’avenue jusqu’à l’angle du pont. Il s’arrêta devant l’hôtel de Varsovie et lut machinalement les enseignes : « Thé et nourriture. Restaurant », et le nom du propriétaire : « Koudriavtzeff. » Une marquise à double pente dominait la porte. Nicolas s’appuya du dos à l’un des montants de la marquise. Puis, il craignit d’être remarqué par le portier et s’éloigna de quelques pas. Tout à coup, il lui sembla que le nombre des officiers de paix et des sergents de ville avait augmenté en quelques secondes. Sans doute, le ministre allait-il arriver bientôt. Et les autres ? Pourquoi ne venaient-ils pas ? Il ne pouvait plus attendre. Il voulait que tout se terminât, n’importe comment, mais au plus tôt.

L’horloge de la gare marquait dix heures moins dix. La calèche de Plehvé devait s’être engagée dans le prospect Ismaïlovsky. Et, dans la calèche, il y avait Plehvé, avec ses décorations, ses dossiers, ses pensées particulières. Nicolas essayait de se rappeler les photographies du ministre. Une tête ronde. De grosses moustaches. Le menton lourd. Un homme comme les autres, après tout. Un homme, qui avait pris du thé le matin, qui s’était fait raser, qui avait chaud et qui lissait sa moustache avec impatience. On allait tuer un homme comme les autres. Non, pas un homme, une fonction, un principe. Le principe cachait l’homme. L’idée absorbait l’individu. Dix heures moins sept. Sûrement, il y avait eu un contretemps, et les lanceurs arriveraient en retard. Peut-être aussi les avait-on arrêtés dans le square de l’église Pokrov ? Un lâche soulagement détendit la poitrine de Nicolas. Ses jambes se dérobaient sous lui. Il s’immobilisa devant une boulangerie à devanture basse et regarda les petits pains exposés. Tout autre jour, il serait entré pour acheter un petit pain. Aujourd’hui, il ne pouvait pas. On allait tuer. L’odeur de la pâte fraîche lui tournait le cœur. Il traversa la rue. Et à ce moment, sur le trottoir qu’il venait de quitter, parmi la masse clairsemée des passants, il vit un homme qui marchait à pas lents. Le corps déjeté sur la droite, la tête haute. Il reconnut l’un des terroristes. Les contours de la bombe se dessinaient précisément sous l’étoffe de son manteau. Comment les passants, les agents, ne remarquaient-ils pas son allure suspecte ? Comment ne l’avait-on pas encore appréhendé ?

Nicolas regarda plus haut, du côté de la gare, et, à l’angle du pont Ismaïlovsky, il repéra le second lanceur, qui portait, dans le creux de son bras replié, un gros paquet cylindrique entouré de papier-journal. Les tueurs étaient exacts au rendez-vous. Le meurtre aurait donc lieu, dans quelques secondes, aux yeux de tous. Et, dans cette foule paisible, il n’y avait que lui, Nicolas, qui fût au courant du complot, qui pût tout arrêter d’un geste, qui pût tout perdre, tout sauver d’un mot. Cette idée lui donnait le vertige. À l’angle de la septième Rota, le sergent de ville se redressa et se mit au garde-à-vous. Nicolas entendit le roulement d’une voiture lancée au galop. Il se retourna. Un coupé fermé, attelé de chevaux pie, passa devant lui. À travers les glaces, Nicolas aperçut un visage calme, épais, moustachu : Plehvé. Un agent suivait à vélo. Quelques badauds stationnaient sur le trottoir. Un chien aboya, pourchassé par deux roquets jaunes. Comme dans un rêve, la voiture ministérielle traversa le champ visuel de Nicolas et continua sa course rapide vers le pont. Nicolas s’adossa au mur d’une maison. Il compta mentalement :