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— Un, deux… trois…

Et, subitement, dans la rumeur uniforme de la cité, il y eut un choc sourd, énorme, bête, qui écrasa tout comme un marteau-pilon. Des vitres brisées vibrèrent en pluie. Du sol s’élevait, avec lenteur, une forte colonne de fumée ocre, aux bords frangés de noir. Des débris sautèrent encore dans cet entonnoir de poussière. Puis, les nuées retombèrent. Le grondement se tut. Et la rue fut vide et silencieuse. Nicolas se crut mort lui-même. Cette secousse lui avait coupé la respiration. Tel un automate, il se mit à marcher très vite vers le lieu de l’attentat. Autour de lui, le bruit renaissait avec le mouvement. Des gens couraient à droite, à gauche, pris de panique. Il entendit une voix :

— N’y allez pas. On va jeter d’autres bombes…

Du canal Obvodnoï, arrivait une foule de maçons aux visages souillés. Les porteurs de la gare dévalaient la rue au pas de charge. Des voyageurs descendirent du tramway arrêté sur le pont. Près de Nicolas, des inconnus criaient :

— Ils l’ont eu !

— Qui, l’assassin ?

— Non, le ministre.

— Quel ministre ?

— Vous ne savez pas ?

— On va encercler la rue…

— Aniouta ! Aniouta ! Je te défends d’y aller…

— Mon Dieu, laissez-moi passer, dit Nicolas à un groupe de lycéens qui lui barrait la route.

— Vous n’êtes pas plus pressé que nous ?

Nicolas avait envie de pleurer, de rire, d’expliquer à tous ces gens qu’il ne fallait pas le retenir davantage. Son cœur battait jusque dans sa gorge. Des larmes brûlaient ses yeux.

Lorsqu’il parvint sur les lieux de l’explosion, une odeur de chair brûlée lui emplit la bouche. À quelques pas devant lui, il vit un homme, effondré sur le pavé, dans une mare rouge. Son visage était livide. Ses cheveux châtains pendaient en mèches sur son front, sur ses joues, d’où giclaient encore des ruisseaux de sang. Le ventre labouré rendait une liqueur noirâtre. L’homme ouvrit les paupières sur un regard ivre.

— C’est lui, c’est l’assassin ! dit une femme échevelée à la face couverte de poussière de brique.

Nicolas recula instinctivement. C’est alors qu’il aperçut la voiture ministérielle, déchiquetée, écrasée contre un poteau télégraphique. Non loin de là, gisait une masse informe de vêtements, de chair maculée et de sang. Mais Nicolas ne put s’en approcher : un officier de paix, les yeux blancs, la mâchoire tremblante, le repoussait en criant :

— Circulez… Allez-vous-en…

— C’est… c’est le corps du ministre ? demanda Nicolas.

— Allez-vous-en, je vous dis ! hurla le policier en remuant les bras.

On ne voyait pas le visage de Plehvé. Un paquet de cheveux et de bouillie brune. Sur le pavé, brillait un insigne incrusté de diamants. À côté, il y avait un gant, des feuilles de papier éparses. Un carillon sonnait paisiblement, quelque part, à l’autre bout de la ville. Nicolas tira un mouchoir de sa poche, essuya la sueur qui inondait sa figure. « C’est fini. Ils ont tué Plehvé. Avec la dynamite que j’ai préparée. Grâce à moi, en somme. Et j’ai vu le cadavre. Et tout est calme en moi. »

Vraiment, il avait beau s’interroger, il n’éprouvait aucune pitié pour ce tas de viande. On ne pouvait pas avoir pitié de cela. Un objet, sans plus, comme cette décoration incrustée de diamants, comme ces gants, comme ces papiers. Un principe. On avait tué un principe.

Nicolas se mit à courir dans la foule, à contre-courant. Il s’éloignait du lieu de l’attentat. Des gens le heurtaient au passage. Mais il était insensible à leur agitation. Il pensait à Zagouliaïeff : « Pourvu que les autres n’aient pas été inquiétés… Mais non, ils ont pu fuir… Sûrement, je les reverrai…, » Il entra dans une pâtisserie, acheta un petit pain – ce même petit pain qu’il avait jadis lorgné avec envie – et mordit dans la pâte molle.

Plus tard, il sortit de l’échoppe et marcha sans but, droit devant lui. Il ne réfléchissait à rien. Un sentiment, assez curieux, de délivrance l’occupait tout entier. Comme s’il avait échappé à un accident. Vers deux heures de l’après-midi, il se retrouva, rue Sadovaïa, à l’endroit précis où il avait découvert Zagouliaïeff. Il avait faim. Mais l’idée d’entrer dans un restaurant lui était pénible. Comme il hésitait sur le parti à prendre, quelqu’un le tira par la manche. Il se retourna. Un vieux petit juif, crochu et affable, lui souriait en clignant des yeux :

— On vous a vu par la fenêtre… Je suis l’ami de qui vous savez… Si vous voulez monter…

Nicolas, privé de résistance, emboîta le pas au vieillard qui marmonnait tout en marchant :

— Bien réussi !… Hein ?… Quel travail !… Il a payé pour Kichinev, le salaud !… Prenez la peine de gravir cet escalier… Attention à la dernière marche, elle branle… J’espère que cela fera réfléchir les autres… Pan ! Il n’en est rien resté… Je suis horloger de mon état… J’ai souvent aidé ces messieurs pour les questions techniques, n’est-ce pas ?… Ils sont si gentils, si impulsifs… Vous voici chez moi…

Nicolas pénétra dans une petite chambre obscure, qui sentait le chou aigre et l’ail. Sur une table, il y avait un fouillis de platines ouvertes. Des montres innombrables étaient pendues au mur. Leur tic-tac emplissait les oreilles d’une conversation mécanique et fatigante. Près de la fenêtre, étendu sur un canapé, Nicolas reconnut Zagouliaïeff.

— Alors ? dît Zagouliaïeff sans se lever. Tu as vu ?

— Oui.

— Pauvre Zazonoff ! Il est bien mal en point. Il n’en réchappera pas, murmura l’horloger. Dommage qu’il ne soit pas mort sur le coup.

— Et si… s’il parle ? balbutia Nicolas.

— Il ne parlera pas, dit Zagouliaïeff.

— Qu’avez-vous fait de vos bombes ?

— Noyées dans le canal.

— Très bien, très bien, dit Nicolas.

Il demeurait debout, embarrassé et triste.

— Voulez-vous manger quelque chose ? demanda l’horloger.

Mais Nicolas ne pensait plus à sa faim. Le tic-tac des montres l’obsédait. Il lui semblait que ces petites dents d’acier lui rongeaient la cervelle.

— Non… Je… Il faut que je parte, dit-il.

Et il se dirigea vers la porte en baissant la tête. Dehors, il respira l’air frais avec délices, héla un fiacre et se fit conduire à la gare.

CHAPITRE VI

Depuis quelques semaines, les journaux des deux capitales ne s’alimentaient plus que de nouvelles désastreuses. Port-Arthur était cerné, canonné, condamné. La flotte qui tentait de s’échapper de la rade pour rallier Vladivostok était assaillie et démantelée par les unités japonaises. L’escadre de Vladivostok se portait au-devant d’elle, mais rencontrait les formations de l’amiral Kamimoura, qui l’obligeaient au combat et lui infligeaient un échec sévère. Les Russes perdaient au total onze bateaux, cuirassés, croiseurs rapides et contre-torpilleurs. Et les mers d’Extrême-Orient passaient sous le contrôle exclusif de l’ennemi. Quant aux armées de terre, après la défaite de Vafangoou, elles ne s’efforçaient plus de débloquer Port-Arthur, mais se repliaient lentement vers le Nord. Nulle part, elles n’avaient pu déclencher l’offensive. Dans le peuple, on parlait ouvertement de l’incurie des généraux et des abus de l’Intendance. Des tracts circulaient pour inviter les conscrits à refuser de partir. Il y avait des émeutes locales au passage des trains de soldats.