Cependant, le 30 juillet 1904, un événement heureux vint ranimer la confiance de la nation. Ce jour-là, vers midi et demi, l’impératrice Alexandra, qui n’avait eu que des filles depuis son mariage avec Nicolas II, mettait au monde un fils. La naissance de l’héritier fut saluée par trois cent un coups de canon. Dès son berceau, le tsarévitch Alexis fut nommé Hetman de tous les régiments cosaques.
À l’occasion de cette revanche contre le destin, Tania ordonna de pavoiser du haut en bas la maison de la rue Skatertny. Elle ne doutait pas que la naissance du tsarévitch fût un signe divin annonciateur de la victoire. À ceux qui, devant elle, osaient encore exprimer des avis pessimistes sur les suites de la guerre, elle tenait un langage violent et prophétique dont Michel s’amusait beaucoup. Ce fut vers cette même époque qu’elle apprit, par une lettre de ses parents, qu’Akim, dont on n’avait plus de nouvelles depuis des mois, était parti secrètement, comme volontaire, pour la frontière mandchoue. Les Arapoff avaient reçu de lui trois missives, coup sur coup, et ils se désolaient à la pensée des dangers et des privations auxquels Akim s’exposait par plaisir. Dès l’abord, Tania partagea leur inquiétude et leur irritation. Il était absurde qu’Akim risquât sa vie, sans que personne le lui eût demandé. Mais, très vite, ce sentiment de pitié céda la place, dans le cœur de Tania, à une fierté sans bornes. Il y avait donc un héros authentique dans son entourage. La famille Arapoff était représentée dignement dans la lutte sacrée pour la défense du pays. Michel, de son côté, rendait service à la patrie en livrant du drap à l’Intendance. C’était moins glorieux, bien sûr. Mais également nécessaire. Tout était bien ainsi. Tania écrivit à ses parents une longue épître patriotique, où elle les blâmait de regretter la décision d’Akim et leur conseillait le courage et l’abnégation. Pour sa part, résolue à honorer le geste de son frère, elle commanda plusieurs agrandissements de sa dernière photographie en uniforme de sous-lieutenant, et les placarda un peu partout dans la maison. Enfin, elle obtint de Michel la permission d’organiser chez elle un ouvroir pour les soldats d’Extrême-Orient. Malheureusement, la plupart de ses amies étaient en vacances, et elle dut se contenter de réunir, tous les mardis et vendredis, une dizaine de collaboratrices. Un portrait de Nicolas II, accroché au mur, veillait sur le travail de ces dames. Les guéridons supportaient aussi des effigies de Kouropatkine, de l’amiral Makaroff, avec un crêpe sur le cadre, et de divers généraux secondaires. Devant la photographie d’Akim, il y avait un petit vase de cristal avec des fleurs fraîches.
Chaperonnées par cet état-major, les dames tricotaient des chaussettes et cousaient des chemises en échangeant des considérations sur les opérations militaires et les nouvelles théâtrales de la semaine. Le tissu était fourni par les Comptoirs Danoff. À cinq heures, un laquais en livrée servait le thé et les pâtisseries. Souvent, Michel et Volodia rentraient du bureau avant que les ouvrières bénévoles eussent pris congé de leur hôtesse. Et, alors, toutes les femmes se précipitaient vers eux et leur demandaient s’il y avait « du nouveau ».
Un soir, comme Tania interrogeait Volodia sur les répercussions probables de la défaite de Vafangoou, il la regarda d’une manière insistante et dit :
— Puis-je vous demander une grâce, Tania ?
— Mais oui, dit-elle en riant. Vous voulez faire partie de mon ouvroir ?
— Pas moi. Mais Olga Varlamoff.
Tania eut une seconde d’hésitation et mordilla l’intérieur de ses lèvres. Puis elle murmura très vite :
— Non. Volodia. Je regrette, mais… enfin nous sommes au complet… le salon est petit… tout est organisé déjà…
Le visage de Volodia changea d’expression et parut s’allonger, se durcir. Ses yeux ne quittaient pas les yeux de Tania. Un sourire méchant lui froissa la bouche.
— J’ai compris, dit-il. Excusez-moi.
Il fit un salut bref et quitta le salon à grandes enjambées.
Après le dîner, Michel, qui avait assisté à la scène, demanda des explications à Tania.
— Volodia est vexé. Je ne comprends pas ce qui t’a pris de lui refuser cette faveur, disait-il d’un air mécontent.
— Ce qui m’a pris ? s’écria Tania, toute rouge. Mais tu es impayable, mon cher ! Il est notoire que cette femme vit avec notre ami. C’est la fable de Moscou. Tout le monde se gausse de leur liaison quasi maritale…
— Personne ne s’en gausse, dit Michel. Olga Varlamoff est libre. Elle a le droit de faire ce qu’il lui plaît.
— Voilà deux ans qu’ils sont ensemble ! dit Tania avec une indignation comique,
Michel se mit à rire :
— Eh bien ? Tant mieux. Je trouve cela surprenant, louable, exemplaire…
— Pas moi, dit Tania. Volodia s’affiche trop. Je ne veux pas recevoir dans mon salon une créature dont chacun sait qu’elle vient de quitter le lit de M. Bourine pour ourler des chemises.
— Mais toutes les femmes de ton ouvroir quittent le lit d’un monsieur pour ourler des chemises.
— Ce monsieur est leur mari.
— Pas toujours, dit Michel. Je pense à ta petite amie, Eugénie Smirnoff, qui est en adoration devant toi. Elle est la maîtresse de Malinoff, et le vieux Jeltoff l’entretient largement « en souvenir ». N’est-elle pas assise au côté de Mme Jeltoff à table ? Et la ravissante Raïssa Krasnoff qui couche avec le professeur d’anglais de son fils, pendant que le mari est correspondant de guerre en Mandchourie. Et Lola Golovine qui…
— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! s’écria Tania. En tout cas, ce n’est pas de notoriété publique. Tandis que Volodia…
— N’est-ce pas toi qui l’as poussé à prendre Olga Varlamoff pour maîtresse ? demanda Michel avec douceur.
— Je ne me doutais pas des suites que cette liaison aurait pour notre ami.
— Grâce à elle, il est devenu un peu plus raisonnable, un peu plus stable, un peu plus heureux…
— Il a perdu tout éclat, toute fantaisie, dit Tania avec une moue de dépit. Cette femme finira par lui enfoncer un bonnet de coton jusqu’aux oreilles. Je suis sûre qu’elle s’occupe de ses digestions…
— Il en a de la chance ! dit Michel, et il siffla du bout des lèvres.
Tania lui jeta un regard irrité.
— Ne parlons plus de cela, dit-elle. Tu n’arriveras pas à me convaincre. Jusqu’à nouvel ordre, c’est moi qui choisis mes relations. Olga Varlamoff n’a jamais été et ne sera jamais mon amie. Qu’elle cherche un autre ouvroir pour se consoler.
— Et Volodia d’autres amis pour se distraire ?
— Pourquoi pas ? dit Tania. Nous ne sommes pas mariés avec lui.
Michel haussa les épaules d’un air résigné et poussa un profond soupir.
— Les femmes ! Les femmes ! dit-il. Allons-nous au théâtre ce soir ?
— Bien sûr.
— À l’Ermitage ou à l’Aquarium ? Les autres sont fermés pour l’été…
— À l’Ermitage, dit Tania.
— Mais le spectacle sera commencé…
— Quelle importance ?
Pendant l’entracte, comme elle s’y attendait d’ailleurs, Tania aperçut Volodia installé à l’orchestre avec Olga Varlamoff. Il salua ses amis de loin, mais ne vint pas les voir dans leur loge. Durant toute la représentation, Tania, au lieu de regarder la scène, concentra son attention sur la salle obscure. À travers sa lorgnette, elle isolait facilement le couple de Volodia et de la jolie rousse. Ils se tenaient assis très près l’un de l’autre. La main d’Olga Varlamoff était posée sur le genou du jeune homme. Par instants, elle inclinait la tête, comme pour lui parler à l’oreille. Elle portait une robe blanche outrageusement décolletée, et un diadème de pierres vertes brillait dans ses cheveux. Tania s’accorda le luxe de reconnaître que cette créature était belle. Un peu trop voyante, peut-être. Mais les hommes ne détestent pas le tape-à-l’œil et le clinquant. En vérité, Volodia était seul responsable de l’aversion que Tania éprouvait à l’égard de cette veuve opulente. S’il s’était montré plus discret dans sa liaison, elle eût continué, sans doute, à l’encourager. Car elle n’était pas le moins du monde jalouse. C’était dans le seul intérêt de Volodia qu’elle souhaitait une diversion à cette idylle prolongée. Olga Varlamoff l’absorbait tout entier dans son rayonnement. Il ne voyait qu’elle, ne pensait qu’à elle, ne parlait que d’elle. Il devenait bête, à force de bonheur. Et puis, cette idée d’installer sa maîtresse à l’ouvroir de la rue Skatertny ! Comment Michel avait-il pu s’étonner des réactions de Tania devant cette demande insolite ? Dès que Volodia était en cause, Michel perdait tout esprit critique. Pourtant, Volodia l’avait envié autrefois, avait même désiré sa mort. Elle aurait dû le rappeler à Michel.