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— À la place du Duke, est-ce que tu te serais couché ?

C’était une bonne question, mais elle ne rimait à rien : je n’avais jamais été à sa place. Pour rien au monde, je n’aurais souhaité y être. Si j’avais été à sa place… Une première silhouette est sortie du passage où habitait le propriétaire de la BMW, puis une seconde tout aussitôt après. Elles se sont rejointes sur le trottoir et se sont dirigées ensemble vers le coupé sans donner l’impression de se dissimuler ni de se hâter, si peu que ce soit. Pour autant que je pouvais voir, il s’agissait de deux hommes dans la trentaine et le plus grand des deux portait un sac de sport au bout du bras. Il se déplaçait une épaule plus haute que l’autre, le buste de travers, et sa démarche ne m’était pas totalement inconnue. Son acolyte, celui qui a déverrouillé la portière du conducteur et s’est glissé au volant, ne me disait rien. Il s’est penché dans l’habitacle pour ouvrir. Au moment de monter, le passager a tourné la tête dans notre direction. Dinah et moi avions dissimulé nos cigarettes et nous nous tenions assez renfoncés dans nos sièges pour qu’on ne puisse pas nous remarquer, à moins d’être prévenus de notre présence, pourtant l’homme a gardé la tête braquée vers nous pendant plusieurs secondes — le temps que je le reconnaisse sans erreur possible. Dinah a retenu son souffle tout en murmurant avec appréhension :

— Il nous a reniflés…

— Pas reniflés…

L’homme m’a donné raison : il a jeté son sac de sport sur la banquette arrière, et il est monté dans la voiture dont les feux de position se sont allumés, puis nous avons perçu nettement les hennissements rauques du démarreur, ainsi que le ronflement sourd du moteur qu’on emballait. Dinah a porté les doigts sur la clé de contact, mais je l’ai empêchée.

— Pas de filoche. Je sais où ils vont et pourquoi ils y vont… Le conducteur m’est inconnu. En revanche, celui qui est monté à côté, le crétin dégingandé avec des yeux à fleur de tête, c’est Stewball…

— Stewball ?

— Stewball.

La BMW s’est détachée du trottoir en brimbalant sur ses amortisseurs fatigués. Elle a descendu la rue et seul l’un des deux feux de stop s’est allumé au moment où elle prenait à gauche. Le second manquait. Le coupé a disparu. J’ai fait signe à Dinah qu’il était temps d’y aller à notre tour.

En coupant par le Bois, nous n’avons pas mis plus de vingt minutes pour rejoindre Montreuil. La BMW est arrivée après nous. Elle s’est rangée sur un bateau, et les deux hommes ont tardé à sortir. Dinah a eu un rire éventé :

— Parcours sans faute. Tu m’expliqueras ?

— Je t’expliquerai…

Stewball est descendu le premier. Il avait le sac de sport au bout du bras. Le conducteur de la voiture est descendu ensuite. Il a allumé une cigarette à l’abri du vent sans que je puisse distinguer ses traits, puis il a rejoint l’autre. Tous deux se sont dirigés vers un ancien bar-tabac dont le rideau de fer était baissé et s’ornait de tags complexes, ingénieux et obscènes. Un porche s’ouvrait tout à côté et ils y ont disparu sans un regard alentour. J’ai allumé une cigarette. Elle ne m’a procuré aucun plaisir particulier. J’ai murmuré à Dinah :

— Si nous avions stoppé Stewball, nous aurions trouvé trois ou quatre autoradios dans son sac. Ou une semelle de résine. Ou les deux. Ou de la poudre… Déjà à mon époque, il était tombé une dizaine de fois. Il faut dire qu’il avait commencé sa carrière bien avant d’avoir atteint la majorité pénale… Le juge pour enfants qui l’a traité en premier n’était pas loin de le considérer comme un demeuré mental, mais Stewball a démontré par la suite que cette opinion ne reposait sur aucun élément tangible. Pas forcément un génie du crime, mais malin comme un singe et vicieux comme un bourricot calabrais. Il a pris goût à la dope durant l’un de ses nombreux séjours en taule. Rien d’original. C’est aussi au ballon qu’il s’est fait défoncer le cul, rien d’original non plus.

J’ai éparpillé un peu de fumée, tout en consultant ma montre. Dinah s’est agitée dans son siège. Elle travaillait dans peu de temps, ce qui pouvait motiver sa nervosité. Elle a demandé :

— Livraison ?

— Livraison. Le troquet que tu vois a été fermé fin 1989 pour recel aggravé, usage et trafic de stupéfiants. Il ne s’en est jamais remis. C’est la Douze qui a fait l’affaire, à l’époque où elle faisait des vraies affaires et ne se contentait pas de julots et du ramassage, le matin. Il se peut aussi que Stewball échange du matériel contre de la dope. Ces choses-là se produisent tous les jours…

Je me suis tu brusquement. C’est la Douze qui a fait l’affaire… J’ai essayé de me rappeler quelque chose, qui me fuyait avec obstination. Étonnée, Dinah a tourné la face vers moi.

— Un lézard ?

— Pas de lézard… C’est la Douze qui a fait l’affaire… Il a fallu quatre fourgons de Police-Secours pour ramener le matériel volé jusqu’à l’Usine, et plusieurs semaines pour restituer ce qui pouvait l’être aux plaignants… Quelques télés et des magnétoscopes sont restés en rade et ils ont trouvé preneurs sur place… La question n’est pas là.

Il y avait un lézard. J’ai allumé une cigarette au mégot de la précédente. La douleur m’engourdissait le bras gauche, mais je savais qu’on n’échappe pas à la roue du destin. Il me manquait un élément pour que le puzzle fût complet, et sans cet élément je n’avais pas de puzzle du tout. Rien qu’une toute petite indication atmosphérique, un vague petit souvenir tenace et nostalgique comme l’odeur de gardénia… Ma mère portait un parfum qui me faisait penser au gardénia… Ma mère était partie bien avant toute cette histoire, bien avant que Velma fut née et morte, et déjà de son vivant, son univers se situait aux antipodes de la souffrance, du mal et de la laideur, ce qui n’avait pas été le cas de celui de Velma. Gardénia.

Stewball est sorti les mains dans les poches. L’autre marchait sur ses talons en fumant. La lumière de la rue m’a permis de remarquer le sac de sport en nylon, vide à présent, que Stewball portait serré entre le bras gauche et le flanc. Avant qu’ils soient parvenus à la BMW, une silhouette sombre est apparue à l’orée du porche et a fait signe, comme pour héler un taxi. Stewball est revenu sur ses pas, la silhouette s’est avancée d’une démarche nonchalante, sans se hâter. L’homme était de type maghrébin. Il avait une trentaine d’années et faisait ma taille et mon poids. Il était vêtu d’un complet sombre de bonne coupe sur une chemise blanche ouverte et portait des mules en cuir aux pieds. Je ne l’avais jamais vu avec des mules, mais je ne l’avais jamais vu autrement qu’en garde à vue, ce qui pouvait expliquer bien des choses.

J’ai sifflé tout doucement entre mes dents, en me rencognant dans le siège :

— Dans un mouchoir de poche, chérie. Le cousin qui vient de sortir n’est autre que l’un des fils Djamani.

Marouane ou Marwan Djamani, alias Djaraal Mouni. Pour certains, lui aussi serait un crétin demeuré, mais pour d’autres il est le pire des Djamani. En ce qui me concerne, je suis neutre, bien qu’un crétin demeuré ne saute pas d’un deuxième étage sans se briser quoi que ce soit, quand les flics tambourinent à sa porte sur le coup des six heures du matin. Il ne prend pas le soin en bas de se donner un coup de peigne et de remettre de l’ordre dans sa tenue, avant de tenter de s’esquiver d’un pas tranquille.