— Il garde tout dans la bouche.
— Ils le font tous. Presque tous…
— Il va vouloir voir la monnaie… Tu veux faire un coup d’achat ? Un beau coup d’achat ? Prends pas Stewball : il a jamais plus de dix doses sur lui et il te donnera jamais sa cabane. En plus, il est protégé. Si tu veux, je peux t’en refiler un autre, un sidi qui travaille dans une loge de concierge, rue des Vinaigriers. Un demi-grossiste.
— Stewball…
— Tu le veux quand ?
— Maintenant.
J’ai sorti deux mille francs et je les ai disposés devant elle. Elle s’était remise à se tirailler les cheveux. Un lent sourire soupçonneux lui est venu aux lèvres :
— Je sais pourquoi tu en veux à Stewball.
— Pourquoi j’en veux à Stewball ?
Elle s’est levée lentement, en rassemblant les billets qu’elle a fourrés dans son sac sans compter. Elle s’est penchée et a ricané :
— Parce qu’il a une queue plus grosse que la tienne.
Elle est partie téléphoner au comptoir pour passer la commande et presque tout de suite, je l’ai vue sortir et traverser la rue en oblique, frêle et pathétique silhouette sombre, vacillant avec l’entêtement hagard d’une soûlarde pressée sur ses talons de chaussures éculés et trop hauts, même pour la scène. Je lui ai donné cinq minutes, puis j’ai réglé les consommations et je suis allé prendre ma planque.
Je n’avais pas perdu ma rapidité d’exécution, aussi n’a-t-il rien vu arriver lorsque j’ai surgi. Ma main gauche gantée l’a saisi entre les maxillaires à la façon d’une pince au niveau des condyles, mon poing droit s’est enfoncé sous son plexus en plein milieu de l’estomac. J’avais enfilé les menottes autour des phalanges et Stewball s’est plié en avant avec un hoquet rauque. J’ai doublé mon coup, sa mâchoire inférieure a cédé et il s’est mis à rendre. Je l’ai lâché en me mettant de travers, je l’ai saisi par le blouson, entre les omoplates. Il a vomi les doses qu’il avait dans la bouche, avec pas mal de bile et peu de nourriture. D’une rapide torsion, je l’ai plaqué face au mur et à petits coups de botte je lui ai fait reculer les pieds et écarter les chevilles. Plus fragile, ou plus hébété que je ne le pensais, il ne s’est pas défendu.
Tout en le fouillant, j’ai senti grelotter sa maigre carcasse, et flairé l’aigre odeur de sa peur. Un instant, il a jeté un coup d’œil alentour, dans la ruelle, un regard de vieux cheval efflanqué et malade, promis à l’équarrissage, un regard empreint de résignation. Je lui ai frotté la figure contre le mur.
— Je me fous que tu deales ou pas. Je me fous que tu vives ou que tu meures, Stewball. Les mains dans le dos. Les deux.
Il s’est exécuté, les épaules basses. Je lui ai enfilé les pinces sans trop serrer et je l’ai retourné. Il est resté sur un pied, avec dans le regard plus de désespoir que de crainte, plus de tristesse que de révolte. Il portait un survêtement informe dans les rouille et, par-dessus, un blouson de sport à capuchon qui semblait fabriqué dans de la toile cirée. Je lui ai fait les poches. Rien que de la petite monnaie, un paquet de Marlboro qui ne contenait plus que trois cigarettes et une pochette d’allumettes dont la plupart avaient servi. Il m’a montré les dents — de mauvaises dents noircies par l’abus d’acide et la malnutrition. Je lui ai montré les miennes.
— Je vais trouver, Stewball.
J’ai porté la main à son col de blouson, derrière, là où se roule la capuche, j’ai tiré sur la fermeture à glissière sans le quitter des yeux et j’ai trouvé : la shooteuse et sa réserve personnelle, il les gardait là, dans un tube en alu entouré d’une capote. Il y avait aussi un couteau à cran d’arrêt, dont le mécanisme fonctionnait à la perfection et dont la lame coupait comme un rasoir. J’ai tout fourré dans ma poche de poitrine. Il a laissé tomber la mâchoire inférieure, en roulant des yeux durs à l’éclat terni, vitreux comme de vieux calots. Je lui ai ouvert le blouson puis la veste de survêtement, et je lui ai palpé le torse. Sous le sweat, j’ai senti ce que je cherchais. J’ai saisi le tissu au col et je l’ai déchiré de haut en bas. Stewball a eu un nouveau hoquet, comme s’il allait encore gerber. Sur sa poitrine osseuse, des sacs de congélation étaient fixés à l’aide de sparadrap. Ils fermaient grâce à des épingles à nourrice. Je les ai arrachés et ouverts un à un. Ils contenaient des billets de deux cents, presque tous neufs, presque tous pliés à la façon des dealers. Stewball m’a regardé faire entre ses paupières gonflées, en remuant d’un pied sur l’autre. Là où Marouane l’avait cogné avant moi, il portait un hématome violacé de la taille de mes deux paumes et tout un côté de sa face était enflée et semblait verdie. Je lui ai passé les billets devant les yeux :
— Beaucoup d’argent.
Il a remué les lèvres sans qu’aucun son n’en sorte.
— L’argent de Marouane ou le tien ?
Il a hoché la tête avec l’air de chercher ses mots. J’ai allumé mon zippo et je l’ai approché du fric. Stewball a pris une grande bouffée d’air la bouche ouverte et subitement il s’est mis à vomir en se jetant de travers. Je l’ai laissé faire. Lorsqu’il s’est redressé, j’ai mis le feu à la première liasse que j’ai fait brûler de bout en bout. J’ai écrasé les cendres sous ma pointe de botte et j’ai remarqué :
— Le tien, le sien, quelle différence ?
— La salope m’a fabriqué.
— Enfin une remarque sensée. Personne ne t’a fabriqué. Tu t’es fabriqué tout seul. Marouane va pas aimer que tu gaspilles sa thune.
— Va te faire enculer.
J’ai cogné dans les basses côtes, une seule fois, des deux poings. Il est tombé à genoux. Il a revomi, presque sur mes bottes. J’ai sautillé sur place en me massant les poignets et lorsque la douleur s’est atténuée, j’ai allumé une autre liasse, puis une autre encore. Les billets enflammés ont plu sur sa tête et ses épaules, dans les vomissures et sur sa face blafarde qui avait la couleur d’un ventre de poisson mort, sur les immondices du trottoir et dans le caniveau. Je n’ai pas tout brûlé. J’ai poussé du pied les doses qu’il avait crachées sous une roue de voiture, je me suis assis sur le capot, les talons dans les pare-chocs. C’était une berline Mercedes sans âge, à la carrosserie terne et aux vitres jaunies. J’ai observé les deux bouts de la ruelle, une autre ruelle où il ne passait déjà plus grand monde, et jamais deux automobiles de front, dans un îlot de maisons rénovées. Une sorte de plaie étroite dont les bords ne tarderaient pas à se refermer sous l’effet du béton. Lorsqu’il en serait fini d’elle, Stewball devrait chercher un autre lieu de travail. Il s’est relevé en s’aidant du mur. Il y est resté appuyé de guingois, une épaule plus haute que l’autre à respirer fort et mal en tirant sur les menottes. J’ai allumé une cigarette et j’ai murmuré :
— Dure nuit, pour toi. Ta dernière dose remonte à quand ? Une heure, deux heures ? La prochaine, va savoir… Dure nuit, dure journée aussi, après. Je me doutais que tu ne parlerais pas. Pas tout de suite. C’est pourquoi j’ai pris mes dispositions.
Il a craché à ses pieds. Manière de ne pas perdre la face.
J’ai fini ma cigarette, je suis descendu de mon perchoir et je l’ai saisi par un bras.
— Tu as le droit d’essayer de t’arracher. Tu ne veux pas essayer ?
À cet instant, il était encore en état de le faire.
Il ne l’a pas fait.
J’ai ouvert le coffre de la Pontiac et j’ai arrangé le plaid que le précédent propriétaire m’avait laissé avec un carton de pièces et une jante de rechange lorsqu’il me l’avait vendue. C’était un plaid en acrylique d’un écossais douteux et qui sentait le chien, mais il m’avait déjà servi pour changer une roue et je l’avais gardé. J’ai fait signe à Stewball de grimper. Il a regardé une dernière fois autour de nous, sans trouver d’aide. J’ai vu le moment qu’il faudrait que je le porte, mais il a fini par lever une jambe tout en courbant le dos et il s’est glissé de lui-même à l’intérieur. J’ai sorti l’Albuplast de ma poche de poitrine, j’en ai coupé une bonne bande en me servant de son propre couteau et je l’ai collée sur sa bouche.