Elle s’inquiète de ce nous souhaitons boire. Je lui réclame un Bloody Mary, et Kajapoul est partant pour un whisky. Nos yeux s’habituant à la pénombre, on découvre lentement la faune environnante.
Exceptés quelques couples fraîchement constitués, la clientèle se compose d’hommes mûrs en goguette venus là pour tripoter une entraîneuse et, au besoin, la grimper ; des propriétaires texans, des mecs du pétrole, des industriels, des commerçants. Ils rient haut, respirent bruyamment, poussent des clameurs pour stade de base-ball et s’interpellent d’une table à l’autre en échangeant des plaisanteries tellement lourdes que même si tu les équipais de deux réacteurs elles n’arriveraient pas à décoller.
Lorsque nous sommes en possession de nos consos, on biberonne en espérant que les friponnes de l’endroit ne vont pas tarder à rabattre.
— Tu crois que c’est le genre de crémerie que fréquenterait ton pote ? demandé-je à Sauveur.
— Plein cadre ! répond-il. Il raffole des clairs-obscurs, le Miguel. Tu peux être sûr qu’il est venu se rouler avec des pouffes sur ces tas de coussins. Je donnerais ma tête à couper qu’il s’en ai embourbé sur place, à la langoureuse. C’est un téméraire du coup de rapière. Une occase de calcer une frangine en public, il pouvait pas la rater !
Comme il achève, voilà deux beautés qui se pointent. Des blondes très pâles, avec deux paires de loloches extravagants et pas l’air d’avoir inventé la pénicilline. Elles demandent si « ces deux beaux garçons » vont les inviter à prendre un verre.
Les deux beaux garçons y consentent et elle s’asseyent entre nous, chacune jetant d’entrée de jeu son dévolu sur notre personne. Que nous n’ayons pas eu la liberté du choix est sans importance car elles se ressemblent comme des siamoises unies par la connerie. Y a Linda, « la mienne », et Betty, celle de Sauveur. Bien sûr, elles commandent du champ’, ce qui est de bonne guerre. On a droit aux sottes questions d’usage concernant notre nationalité, l’objet de notre séjour à Gulfport, notre profession et combien nous gagnons…
Désarmantes de naïveté, ces demoiselles. On leur balance n’importe quelle vanne, elles l’absorbent. La pute, surtout aux Amériques, ce qui fait son principal charme, c’est qu’elle te fait causer sans s’occuper des réponses. Au bout d’un peu, je me dis qu’il est temps de rendre notre investissement en boissons fermentées productif. Alors j’explique à Linda et Betty qu’on est venus rejoindre un parent, mais y a maldonne parce que personne ne répond plus à la demeure où il créchait.
Doucettement, je les branche sur le Gitano. Sauveur prend le relais pour décrire son pote. Il a même une photo de Miguel datant d’y a déjà lurette et qui le représente lors d’une virouze à la foire du Trône, en danseuse de french cancan : il suffit d’enquiller sa tronche dans un trou et de laisser opérer le gazier au polaroïd. Les pétasses ricaines se boyautent. En même temps elles pouffent qu’oui-oui, c’est bien le french boy qui venait se divertir. On n’a plus qu’à laisser le champ libre à leur mémorance. Il claquait un osier noir, le Gitano. Pas chipoteur du morlingue ! Les billets verts lui fondaient entre les doigts.
Comme l’a prévu Sauveur, il faisait de sacrées parties dans la boîte. Elles avaient beau lui seriner que c’était pas permis par la direction et qu’aux Délices y avait un seuil de « convenances » à ne pas franchir, il se débrouillait pour s’exploser, le coquin. Son grand numéro : la tarte aux poils. Ça doit être une affaire de famille, le bouffage de cul, chez les La Roca. Que ça soit Manolo ou Miguel, faut qu’ils dégustent du frifri, messieurs les frangins. Pourtant, c’est pas une spécialité espanche, la minouche. Je sais des Espingos, quand tu leur parles de cette aimable pratique, ils crachent par terre en proférant des macho cabrio méprisants… Mais les frères La Roca, eux, en ont découvert l’agrément ! Ils s’étaient totalement francisés de ce côté-là.
Une parole en provoquant une autre, on finit par apprendre que s’il tâtait un peu à toutes ces dames, il avait sa favorite dans le lot, le french boy : Maureen, une sang-mêlé. Les deux, ça dégénérait vaguement en idylle. Ils sortaient ensemble le jour de congé de la gosse. Miguel emmenait jaffer sa coloured dans les meilleurs restaus de la région pour l’initier. Il y était connu et demandait aux chefs de lui préparer certaines recettes qu’il leur communiquait. Priorité à la gueule ! Son côté éducation française, au Gitano.
Je demande à Linda de me présenter la Maureen en question, elle me répond que, justement, c’est son jour de relâche. Alors je lui demande où elle crèche, mais elle répond fermement qu’elle n’a pas le droit de communiquer l’adresse du personnel, formellement prohibé par cette fameuse direction qui m’a l’air vigilante et coriace. Moi je trouve qu’elle récrie trop fort pour que ça soit sincère.
— Emporte un moment ta connasse, il faut que j’interviewe la mienne entre quat’z’yeux, dis-je à Sauveur.
Lui, il demande pas mieux. M’est avis qu’il a les amygdales enflées et qu’il est partant pour un petit coup de dégorgeoir mutin, le nouveau veuf. Note que c’est pas le décès de sa mémère qui l’aura plongé dans l’abstinence, car elle paraissait scrafée au plan du radada, la maman. Comment qu’il s’arrange avec ses glandes, l’enfant de Turc, ça c’est son problo. M’est avis qu’il doit avoir quelques potesses bienveillantes à Pantruche qu’il va faire vibrer les soirs de spleen. Il entreprend sérieusement sa nouvelle copine et, bon, ils se cassent.
Comprenant qu’il ne faut pas lésiner avec la conscience professionnelle des gens, j’extrais de ma vague un billet de cent points.
— En échange de l’adresse de Maureen, murmuré-je. C’est du fric vite gagné, non ?
— Qu’est-ce que vous lui voulez ?
— Simplement qu’elle me parle du french boy ; c’est notre parent et on est inquiets à son sujet.
Linda ne peut retenir une drôle de réflexion :
— Vous pouvez !
Je fais un arrêt de volée.
— Ah ! oui ? Pourquoi ?
Elle mord ses jolies lèvres grosses comme des rebords de matelas pneumatique, mais il est trop tard.
— Parce qu’il travaillait chez un type qui n’avait pas bonne presse.
— Irving Clay ?
— Tout juste.
— Qu’est-ce qu’on lui reprochait ?
— D’appartenir au Cartel Noir.
— Le Cartel… du meurtre ?
— Enfin, c’étaient des bruits, hein ! Et de toute façon, Clay est mort et enterré !
— Non, rectifié-je, songeur : pas enterré, incinéré !
— Ça revient au même.
Sauf qu’on ne peut pas exhumer un mec parti en fumée ! Mais je garde ma réflexion pour moi.
— Alors, vous me la filez, l’adresse de votre petite copine, Linda ? Vous savez bien que je vais l’obtenir d’une façon ou d’une autre, c’est juste pour me faire gagner du temps !
Ça la rassure.
— Elle a un studio au 14 de Pascagoula Street, à l’entrée de Biloxi. Son nom de famille c’est Granson.
— O.K.
Je lui fourre le talbin dans la paume (pour le serrement du jeu de main).
— C’est gentil, remercie-t-elle. Et à part ça, je peux rien pour vous ?
— Sans façon : j’ai apporté mon manger aux States.