— Dommage, j’adore faire l’amour avec les Français, à cause de la spécialité du french boy, vous savez ?
— C’est vrai ?
— Vous êtes les champions. Vous bouffez aussi bien que des femmes et quelques fois mieux.
Merci du compliment.
— C’était confortable ? demandé-je à Sauveur quand on se retrouve dans la Cadillac Seville.
Il fait la moue.
— Un veau ! Si nos gagneuses étaient aussi locdues, Paris ne serait plus Paris depuis longtemps ! J’avais l’impression de tirer dans un dispensaire, sous contrôle médical !
— Elles se gaffent du s.i.d.a., faut les comprendre.
— Ça ne change rien, fiston. C’est de la peau de connasse. Ici, le mec qui est pris de court a intérêt à bavouiller avec les chèvres, comme en Turquie, à l’époque de mon dabe. Les bergers, ils avaient leur favorite qui crânait dans le troupeau. En plus, elle leur donnait du lait !
Je rigole. Un phénomène, Kajapoul !
On roule en souplesse. Ces caisses ricaines ressemblent autant à de vraies autos que ma prose à celle de Paul Claudel, mais elles sont berceuses, faut avouer. A leur bord, on flotte dans le moelleux, la Chantilly.
Ici, les routes sont larges et plates ; elles traversent des agglomérations bizarres, composées de motels rivalisant d’originalité, de stations d’essence illuminées, de parcs où l’on vend des tires d’occasion, de grands magasins gigantesques comme des villes. La pub matraque dur. Une enseigne masque la suivante. Le néon est infernal et dit merde à la nuit. Y a pas de nuit ! On distingue des derricks embrasés dressant leurs carcasses de métal sur fond d’enfer. Un autre monde !
Sauveur ronchonne :
— Je vois pas ce que ce con de Gitano trouve de bien à ce pays. Tu m’attriquerais une montagne de talbins, je préférerais vivre en Q.H.S. chez nous, que de m’établir ici !
Y a pas de véritable cambrousse le long de la route. C’est comme si on traversait une banlieue infinie.
Je roule mollo because la speed limit ; inutile de se faire crever par un poulman. Ils ont des motos monstrueuses, pleines de chromes et de lumières clignotantes, des uniformes de guerriers de l’apocalypse, version « Guerre des étoiles » et des bouilles qui feraient fermer sa gueule à l’horloge parlante.
On atteint bientôt Biloxi. Linda m’a prévenu que sa collègue, la favorite de Miguel, créchait à l’entrée de la ville. Pascagoula Street, c’est comme qui dirait la nationale qui continue dans la cité. Toujours ces stations, motels, supermarkas.
Au bout d’un peu, je m’aperçois que j’ai dépassé le numéro 14, lequel est indiqué de façon confidentielle. Pour rebrousser chemin, c’est coton, avec cette voie en sens unique. Je décide de remiser la chignole et de gagner à pincebroque le domicile de Maureen Granson. Sauveur est d’accord.
On trouve une place pour notre charrette et on se rabat dans l’avenue, bruyante encore malgré l’heure tardive. Y a des groupes de Noirs assis sur les trottoirs, à tirer sur un même joint en échangeant des propos. Une salle de machines électriques constitue le centre d’intérêt du secteur. Un vacarme inhumain s’en échappe. On vit l’époque du bruit. Faut que tout soit paroxystique pour les tympans d’aujourd’hui. Les jeunes, si leurs oreilles ne saignent pas quand ils branchent une cassette, ils ne savent plus s’ils existent. La brise du soir sur le jardin, c’était une autre fois, à l’âge de la pierre ou de la pipe taillée !
Le 14 marque un petit immeuble de briques noircies, à l’arrière-plan d’une station Mobil. Quatre étages, une échelle d’incendie, les étranges excroissances des prises d’air pour les climatiseurs, une loupiote ronde et laiteuse au-dessus de la porte d’entrée qui se dresse sur un perron de cinq marches. Des interphones dont chacun comporte le nom d’un locataire figurent dans le tambour de l’entrée. Le dernier indique M. Granson, ce dont je déduis que l’entraîneuse occupe le dernier étage.
Je presse le timbre correspondant. Mais l’appareillage est vétuste, rouillé par l’humidité marine et, personne ne répondant, je doute qu’il fonctionne encore. Plusieurs récidives restent infructueuses.
— Conclusion, patron ? me demande Sauveur.
— Selon toi ?
— Elle a dû se payer une java avec des potes, on pourrait l’attendre ?
Je chique l’hypocrite :
— Ici ?
Sauveur hausse une épaule, à la voyou :
— Malin !
Bon, j’ai déjà mon outil en main, mais, franchement, l’utiliser pour délourder cette porte, c’est donner de la confiture de feuilles de roses à un cochon ! Une épingle à cheveux ou une fourchette à escarguinches suffiraient.
On gravit les quatre étages d’une allure harassée vu qu’on commence à en avoir plein les bottillons : le voyage, nos déambulations, tout ça. Plus, pour Sauveur qui a du carat, le coup tiré en voltige aux Délices, ça finit par contraindre l’homme. Le réfréner. On croise dans l’escadrin un couple de coloureds camés jusqu’aux paupières. M’est avis que cet immeuble est réservé aux Noirpiots et je donnerais ta bite à couper (tu t’en sers si peu qu’en cas de foirade la perte serait pas prépondérante) que ce sont des donzelles de petite vertu qui en sont les locataires.
On trouve sans mal l’apparte de Miss Maureen car sa carte de visite y est agrafée. Un monument, cette carte ; faut venir aux States pour trouver un truc pareillement kitch. D’abord, la matière : elle est en paille de riz amer, dans l’angle gauche, il y a un cœur avec sa photo dedans et des fleurs autour. Son blaze est rédigé tout en minuscules cœurs rouges fluorescents. Tu juges ? The chef-d’œuvre, tout simplement. J’ai bien envie de la lui engourdir pour enrichir ma collection de conneries.
Je frappe à la porte car je n’aperçois pas la moindre sonnette. Nobody ! A quoi bon se tergir le verset ? Une manipulation expresse et nous pénétrons dans le studio de la gosse. Imagine une petite piaule qui pue le parfum à bas prix. La fenêtre à guillotine laisse entrer le flamboiement de la rue, si bien qu’on pourrait y lire le baveux sans actionner le commutateur. Un vieux cosy-corner en acajou, des années 30, avec des coussins de satin, une penderie fermant par un rideau, un réchaud jouxtant un évier, les deux masqués par un paravent, une table ronde et trois chaises dépareillées, quelques caisses qu’on a garnies de papier adhésif à fleurs (genre cretonne crétine) et affublées de rayons, servent de placards. Au mur, un châle mexicain ; au sol, un tapis gagné je suppose dans quelque loterie foraine, troué par des mégots. Sur la table, il y a un plat cuisiné, acheté au supermarché, composé de viande et de haricots noirs. La môme Maureen le consommait sans utiliser d’assiette, mangeant à même l’emballage avec une cuiller qui se trouve encore sur la table.
On l’a ligotée sur l’une des trois chaises, les mains dans le dos, les jambes repliées sous le siège. La même corde a servi pour attacher ses chevilles et ses poignets. Elle a la tête renversée en arrière et une étoffe garnie de dentelle sort de sa bouche béante. Détail grotesque : pour mieux la faire périr d’étouffement, on a fixé une pince à linge à son nez. Elle est prodigieusement morte. Ses yeux exorbités jaillissent de son visage comme si l’on avait entrepris de les énucléer et qu’on y eût renoncé en cours de manœuvre.
Je pose ma main sur son front. Il est encore tiède, ce qui indique que le meurtre est récent. Je tire sur l’étoffe obstruant sa bouche, je ramène un slip de pute, noir, fendu, brodé de dentelle rose. Et quand j’ai extrait la culotte, je m’aperçois qu’il reste encore des choses dans sa gorge. Dominant ma répugnance, je vais à la pêche et ramène une poignée de Tampax super plus neufs. Et je me dis, avec effarement, qu’il est à peine croyable qu’une bouche de femme puisse contenir tout ce fourbi. Ça forme un tas gros comme ça sur la table.