Il s’obstinait à pratiquer le golf, tout en sachant qu’il n’arriverait jamais à la moindre performance en la matière. Sa bedaine qui le gênait. Un ventre énorme de buveur de bière qui ressemblait à une charge trop grosse pour ses jambes fluettes. Lorsqu’il maniait son club, il devait se pencher très en avant pour éviter d’accrocher son bide, et cette position rendait son geste inopérant. Cette putain de balle allait valdinguer n’importe où, jamais en tout cas dans la direction souhaitée. Depuis longtemps, il avait renoncé aux leçons de son moniteur, un grand pète-sec au visage d’Anglais qui lui piquait un pognon fou et l’engueulait comme Charly Rendell ne l’avait jamais plus été depuis son séjour dans une maison de redressement, ce qui remontait aux calendes grecques. Comme c’était un lève-tôt, il se rendait le premier sur le terrain. Il se passait des services d’un caddie pour ne pas avoir à subir de regards goguenards, voire ses sourires en coin, et se déplaçait sur l’un de ces étranges véhicules à moteur munis d’une sorte de dais rayé, qui semblaient avoir été conçus pour des déplacements lunaires : Charly s’y juchait laborieusement, en ahanant et en descendait avec plus de mal encore, toujours à cause de sa fichue bonbonne d’hydropique.
Ce matin-là, il se sentait dans une forme exceptionnelle. Le fairway s’étendait à l’infini, dans une vapeur bleutée qui faisait frémir les confins et donnait du romantisme au paysage. Sa première frappe conforta ce sentiment de bien-être. La petite balle blanche décrivit une trajectoire flatteuse et chut à quelques mètres d’un menu boqueteau de sureaux. Charly glissa sa canne dans le sac fixé verticalement à la voiture et la rejoignit en pétaradant. Un jardinier de son club, pilotant une énorme tondeuse verte et jaune, coupa sa route à bonne distance.
— Elle est là ! cria-t-il à Rendell en lui désignant du doigt un point du fairway.
— O.K. ! C’est gentil ! remercia Charly.
Il avait estimé que sa balle se trouvait plus à droite et se dit que sans cet employé bienveillant il aurait mis cinq minutes à la chercher. Et c’est toujours très con, un gros type avec un ventre comme un sac de farine qui cherche une balle de golf.
Lorsqu’il parvint aux abords de la petite boule gaufrée, le jardinier se trouvait déjà loin, sinon il lui aurait filé volontiers un bifton d’un dollar. Charly Rendell se montrait toujours généreux avec les gens modestes.
Il se choisit un « bois », sans trop savoir s’il convenait à la circonstance. Dans le fond, il faisait « semblant ». Toute sa vie, il avait fait semblant pour essayer « d’en être ». Prisonnier de son embonpoint, il se donnait le change à soi-même en usant de palliatifs idiots, comme par exemple jouer au golf chaque jour alors qu’il était si peu doué et n’en avait même pas réellement envie.
Il plaça ses grands pieds stupides en face de la balle et assura le club dans ses mains de catcheur. « Les genoux souples ! » serinait son moniteur. La rotation du torse, l’épaule droite bien effacée pour assurer à la frappe une force…
Charly retint son souffle. Il avait beau être seul, il agissait pour un irascible spectateur qui était lui-même. Un spectateur infiniment plus critique que tous les autres, lesquels se foutaient pas mal, dans le fond, de ses ratages et de ses gaucheries de balourd. Il regarda en direction du trou, puis son attention se concentra sur la balle. Il banda son énergie comme pour l’arracher un court instant à la mollesse de son corps.
— Putain, Seigneur, il faut que je la cueille en beauté, fit-il.
Cela ressemblait confusément à une prière.
Il émit un « Hhhan ! » d’effort, comme le font certains tennismen lorsqu’ils engagent et frappent la première balle. Charly Rendell eut à peine le temps de comprendre. Il réalisa l’explosion avant d’éprouver la douleur. Il eut le temps de penser « Putain, Seigneur, une intensité pareille concentrée dans un aussi faible volume » ! Et puis il aperçut, avec l’œil qui lui restait, un tas de dégueulasseries qui chutaient en cascade de lui, et c’était ses tripes pleines de merde ! Et puis il devina qu’il ne devait plus subsister grand-chose de sa gueule d’empoté, tant ça pissait dru et ça s’effilochait d’abondance au-dessus de ses épaules.
« Putain, Seigneur, on ne pourra rien faire pour moi », songea-t-il.
Et tout cessa dans un embrasement rouge. A cette ultime seconde, seulement, il perçut le vacarme de l’explosion.
6
On est rentrés tard au Big Pine Lodge, Sauveur et moi. Pas joyces de notre aventure. On n’en parlait pas, mais lui comme moi, nous évoquions la petite sang-mêlé étouffée avec ses Tampax et sa culotte putassière. C’était pas sympa comme assassinat. On décelait la marque d’esprits tortueux. Devant nos crèches, on s’est quittés sur un simple hochement de tête, comme des mecs ! Je commençais à avoir l’impression d’appartenir un peu au Mitan, moi aussi. Sauveur, il encaissait tout sans sourciller. Il avait fait le tour de la question ; pour lui, la vie, c’était comme une formalité de douane : fallait essayer de passer un maximum de trucs en fraude sans se faire poirer. La gagne allait au plus marle ! Par amour pour sa môme, il avait raccroché sa panoplie du parfait petit gangster, mais sa mentalité demeurait la même. Dans le fond, il attendait rien, même pas la mort. Je me disais qu’un gazier qui n’espère plus en la mort doit se sentir vachement abandonné, plus seul que seul : maudit !
En entrant dans mon bungalow, j’ai tout de suite su « qu’elle » s’y trouvait. L’odeur ! Je connais rien de plus subtil que mon pif. J’ai dû être chien de chasse dans une vie antérieure.
J’ai allumé. Effectivement, Maryse se tenait dans mon plumard, nue et belle, la tête posée sur sa main, avec le coude piqué dans l’oreiller. Sa jeune poitrine, si dure, semblait me souhaiter la bienvenue.
— Vous en avez mis du temps, a-t-elle reproché ; je commençais à me faire du souci.
Je suis allé m’asseoir au bord du lit, je l’ai saisie dans mes bras et sa chaleur m’a revigoré. Je n’ai pas parlé. J’étais las et ému. Je songeais à Marie-Marie, si loin, qui, au fond, n’avait plus envie de moi. Elle avait trouvé mieux qu’un homme : un boulot passionnant. J’étais relégué. Bien fait pour ma gueule ! Le beurre et l’argent du beurre, tu parles ! On se croit malin, on se croit fortiche, et on finit par être niqué de première. L’existence, ça ne pardonne pas.
Maryse, c’était un beau lot de consolation ; mais les lots de consolation ne consolent jamais, j’ai remarqué.
Pour dire d’entreprendre, je lui ai roulé une pelle, une vraie, à longue autonomie. Les gonzesses qui t’attendent, ça les électrise illico. Lorsque nos « lèvres se sont séparées », comme ça écrit dans les romans sur papier-cul, je me suis agenouillé sur le pageot, face à elle, et j’ai écossé ma braguette. Il en est sorti de l’équivoque, du malbandé d’homme triste ; mais un joli coup d’harmonica sur le filet et l’objet allait récupérer sa vitesse de croisière. Elle savait ça, Maryse. A la façon dont elle m’a saisi l’Ernest de sa main de fée pour me l’engouffrer en douceur, j’ai su que la situation se trouvait déjà clarifiée. Pendant qu’elle m’interprétait, je lui ai groumé l’entre-deux, pas être en reste. Et ce gentil micmac m’a fait songer à Miguel de La Roca qui broutait ces dames des Délices avec un tel brio qu’il était devenu une vedette dans le pays !
Au bout d’un moment, Maryse m’a réclamé du sérieux, alors je l’ai calcée sans me défringuer, style « Viol dans la forêt viennoise ». Ça ajoute une rudesse à la chose, une violence vachement payante et qu’elle a appréciée. Heureusement que son vieux n’avait pas le bungalow contigu, ça m’aurait gêné qu’il entende sa grande fille choper un aussi somptueux panard. Ce genre d’exploit ravit les mamans mais fait de la peine aux papas. On est sentimental, l’homme, forban ou pas.