J’ai rêvé bizarre. Un cauchemar d’ivrogne, pourtant je n’avais pas bu. Sauveur se trouvait en taule (tu vas m’objecter que, jusque-là, y a pas d’extravagances notoires à signaler), dans la cellule des condamnés à mort. Au petit morninge on venait le réveiller, des gens malgracieux, forts mécontents de s’être levés si tôt ! Je faisais partie du lot. A quel titre, je ne sais plus. On lui a annoncé que son recours en grâce était dans les choux, mais il en avait rien à branler. Ça, c’était tout Sauveur, jusque dans mes songes abracadabrants. Le bourreau a dit qu’il allait lui faire sa toilette. Il brandissait d’énormes ciseaux à la mâchoire de crocodile. Mais au lieu de lui tailler les crins, il s’est mis à lui découper la poitrine. Quand ça a été fini, cela donnait une sorte de large plaque ayant la texture du lard fumé. L’homme a placé cette chose infâme sur un dossier de chaise. Du sang gouttait dans la cellule.
J’ai dû m’éveiller car le cauchemar n’allait pas plus loin. La main de Maryse caressait les poils de mon thorax.
— Tu ne dors pas ? ai-je articulé.
— Non.
— Tu as trop chaud ?
— Non, j’ai peur.
— De quoi ?
— D’ici, de tout. J’ai comme une sensation funeste, la certitude qu’il va nous arriver quelque chose d’épouvantable.
Je me suis efforcé de la rassurer :
— Quelle idée !
Mais j’avais moi aussi des présages en travers de la gorge. Je songeais à la poitrine en chlorure de vinyle qui m’avait déclenché ce cauchemar. Elle était tellement injustifiable qu’elle me glaçait le sang.
Au bout d’un long moment, Maryse a demandé :
— Je vais te poser une question, tu es capable d’y répondre franchement ?
— C’est le contraire qui me serait difficile ! ai-je bougonné, vexé.
— Miguel, le copain de papa…
— Eh bien ?
— Tu crois qu’il est encore vivant ?
Sans réfléchir, j’ai répondu que non.
Elle a regagné son bungalow au petit matin, comme quoi, malgré tout, elle « se gênait » de son papa, comme on dit chez nous.
Pourquoi avais-je dit à la gosse que je croyais Miguel canné ? Une réaction spontanée. Je ne le « sentais » plus, le bouffeur de tartes aux poils. C’était comment, la formule de son cadet, déjà ? « Je suis capable de vous brouter la chatte pendant deux heures avant de vous enfiler ma grosse queue. » Je me demandais si c’était pas de la forfanterie ; s’il l’avait aussi grosse qu’il le prétendait, Manolo.
J’ai tiré mon petit carnet de famille de ma valise et je me suis mis à composer le numéro de mon pote ricain qui appartenait à la C.I.A. Ma sale impression croissait d’heure en heure et je me sentais comme un plaisancier éloigné des côtes et qui voit se former un cyclone. Fallait au moins ouvrir un pébroque. Manque de bol, on m’a appris que le gars en question venait de s’envoler pour les Philippines. Bon, la scoum se précisait. Je me suis rabattu sur le Vieux à Paris. Chiasse sur toute la ligne : il assistait à une inauguration de je ne sais plus quoi, je ne sais plus où, en compagnie de je ne sais plus qui d’illustre.
Alors, tu sais quoi ? Je me suis rabattu sur Pinuche. Me fallait coûte que coûte confier ce pot de merde à un pote, un vrai. M’entendre raconter l’historiette et qu’une voix bienveillante me dise ce qu’elle en pensait. Il était midi en France et le nouveau riche s’apprêtait à déguster son pot de caviar de cinquante grammes avant de bouffer ses deux œufs coque et sa pomme Golden. Il se nourrissait de peu, César, malgré sa fortune récente qui eût pu l’inciter aux excès de la table.
— Je te croyais en vacances chez les Blanc, au Sénégal ! s’est-il exclamé.
— Ben non, tu vois : c’est les States !
Et d’un bloc, je lui ai largué ma camelote : la rencontre singulière avec Manolo, et puis Sauveur, sa propose, sa fille, notre arrivée à Gulfport, la visite domiciliaire, les armes, les menaces adressées à cet Irving Clay membre du Cartel Noir, probablement, la visite aux Délices, la découverte de Maureen Granson, étouffée, celle de ce numéro de téléphone rédigé au dos d’une couverture de livre.
Il m’a écouté sans moufter, le Pinuchet. Religieusement !
— Tu comprends, terminé-je, on risque d’être accusés du meurtre, Sauveur et moi, et comme son pedigree est moins appétissant qu’une fosse d’aisance, nous pouvons très bien tomber, dans ce pays de cons, pour un meurtre que nous n’avons pas commis.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je ne sais pas, je vais aviser.
— Méfie-toi de ce numéro de téléphone, note César, c’est peut-être à cause de lui que cette gamine est morte. Tu veux bien me le communiquer ?
— Pourquoi ?
— Pour que tu ne sois plus le seul à l’avoir, Antoine. C’est de la dynamite !
— Tu exagères.
— Tu sais bien que non. Je devine que tu vas tenter de contacter les gens auquel il correspond, prends bien garde à toi.
A la suite de ce coup de turlu, je me sens ragaillardi. Mes affres s’en sont allées comme une grande fatigue après une douche froide. Je vais à l’office commander le pot de café des idées claires. Sauveur s’y trouve déjà, taciturne, la tête rentrée dans les épaules. Il est vêtu d’une chemise Lacoste noire et d’un pantalon blanc. Il fait nervi-joueur-de-pétanque-marseillais. Je prends place en face de lui après que nous nous en soyons pressés cinq (chacun).
Comme je chantonne, il dit, en soufflant sur sa tasse de caoua :
— Toi, t’as la santé, ce matin !
— Il y a dix minutes j’étais à chier.
— Et il est dû à quoi, le revirement ?
— Tranquillité de l’âme. Sans vouloir te vexer, je ne pense pas que tu puisses piger ; c’est un état d’esprit que t’as sûrement jamais connu.
Il me balance un regard noir. La merde, avec les malfrats, c’est qu’ils croient toujours qu’on les cherche. Mes yeux d’innocence le désarment. Il écluse son breuvage.
— T’es pas un peu trop porté sur la gamberge, pour un poulet ? il articule par-delà ses chailles crispées.
— On ne pense jamais suffisamment, mec.
— Alors t’as pensé à notre béchamel ?
— En priorité absolue !
— Et ça débouche sur quoi ?
— Une première hypothèse, peut-être fumeuse et que j’échangerais pas contre un paquet de Bonux.
Il attend ; son petit croco Lacoste a l’air de se marrer et remue faiblement au rythme de sa respiration.
— Je peux te poser une question importante, Sauveur ? Je te donne ma parole d’homme, sur la vie de ma mère, que ta réponse restera entre nous.
Il bronche pas, ne m’accorde même pas un regard.
— Le Gitano, il lui est arrivé de dessouder des gens ?
Sauveur, c’est pas sa tasse de thé, ce genre d’interrogatoire. Sa frime renfrognée ne bouge pas d’un poil. Je comprends qu’il me faut en remettre si je veux espérer l’accoucher au petit fer.
— Ecoute, voyou, c’est toi qui m’as embarqué dans cette équipée ricaine. J’ai accepté parce que l’affaire m’intéressait et que…
— T’as accepté parce que tu tires Maryse ! gronde beau-papa.
Dis, il va bientôt prétendre qu’on est venus jouer les cow-boys aux Amériques pour faire plaisir à la guiguite folâtre.
— Les voyages de noces, Sauveur, on les fait à Venise, pas à courser un truand disparu dans le Milieu ricain. Si je te demande de me situer Miguel de La Roca, c’est parce qu’il nous est indispensable de piger la nature de ses activités avec l’étrange couple Clay. Il semble qu’il ait eu l’impression d’avoir trouvé sa vraie voie, la carte postale qu’il t’a adressée et ses coups de grelot à son frangin l’attestent. Alors moi, sale con de poulet, je te demande si ton aminche pouvait s’accomplir dans des crimes de sang. Tu me dis « oui », tu me dis « non », tu me dis « merde », mais surtout me fais pas la gueule parce qu’il y a deux choses que je ne tolère pas en ce bas monde, Sauveur, c’est la connerie et l’injustice.