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Là-dessus, j’écluse une gorgée de café very strong qu’il me faut sucrer à mort pour le rende comestible.

Sans doute impressionné par ma diatribe, comme on écrit dans les œuvres reliées en peau de couilles, Kajapoul décide de déposer les armes. Il dit :

— Tu vois, dans la mesure où il serait fait aux pattes au cours d’une opération, le Gitano est capable de se servir de son feu ; lors d’un règlement de comptes turbulent aussi. Mais c’est pas un tueur ! Jamais il accepterait un « contrat », si c’est ça que tu veux savoir. Sonner chez un mec et lui vider un chargeur dans le burlingue, t’as ma parole qu’il ne l’a jamais fait ni ne le fera jamais.

— Donc, ce n’est pas pour participer à des opérations de ce genre que feu Irving Clay l’a pris avec lui ?

— Impossible !

Il me plante les deux trous sombres qui lui tiennent lieu de regard en plein dans les carreaux et répète :

— Impossible.

— O.K., je te crois. Seulement ces Américains de passage en Europe l’ont comme qui dirait engagé et ramené aux States avec eux. C’est pas pour les aider à mettre en pot des confitures ! Il avait une spécialité dans l’arnaque, Miguel ? Tu m’as dit qu’après l’aventure de la Rolls volée, le type en noir lui avait confié un turbin dont Miguel s’était sorti avec les honneurs. Il pouvait s’agir de quoi, à ton idée ?

— Je ne vois pas. Bon, le Gitano est un battant, mais du genre touche-à-tout. Il sait craquer un coffiot, pour peu qu’il ne soit pas trop sophistiqué, neutraliser du monde dans une banque avec tact et efficacité, piloter une tire à fond de plancher dans une ville pour semer les draupers, engourdir de la joncaille chez un bijoutier, tout ça… Mais enfin, il est pas le Mozart de quelque chose. C’est le bon artisan, sérieux, performant. Ami des techniques, il ne craint pas de manipuler de la nitro dans les cas exceptionnels. Le lancer de la navaja, c’est son vice. Il pourrait travailler dans un cirque. Attention : pas pour planter un gonzier, mais pour impressionner le monde récalcitrant !

Sauveur se détend, son regard sourit au passé.

— Je me rappelle chez un directeur de banque qui refusait de déponner la salle des coffres. De l’autre bout de la pièce, Miguel lance son ya qui s’enfonce dans la boiserie contre laquelle le dirlo était adossé, juste contre son oreille ! Le mec s’est mis à dégueuler de frousse. La surprise ! Et le Gitano de lui dire en récupérant l’outil : « On parie que je vous partage la glotte en deux ? » Après ça, le garde-pèze nous a ouvert toutes les portes qu’on a voulu, même celle des ouatères.

On recommande du café. Il fait beau mais la mer est encore plus marronnasse qu’hier. Une flotte aussi dégueu, c’est pas possible, sur les cartes postales, ils doivent la retoucher ! La rumeur océane compose un long murmure désespérant. Si tu y prêtes attention, t’es foutu : t’écoutes plus que lui.

— Voilà comment je conçois l’histoire Gitano, Sauveur. Irving Clay est un magnat du crime. Dans quelle branche ? Mystère. Il appartient à quelque consortium dont les U.S.A. ont le privilège, si je puis dire, en l’occurrence le Cartel Noir. Un truc énorme, genre Mafia. Des bouleversements s’opèrent au sein de cette organisation et l’on décide de liquider plusieurs de ses membres importants, dont Irving Clay… Seulement il y a des fuites, et Clay est prévenu. Il sait qu’il est foutu ! Que rien ni personne ne peut le sauver, sinon une astuce grand format. Dans un premier temps, il vient tâter de l’Europe, voir s’il n’y aurait pas une possibilité de salut de ce côté-là.

« Que tchi ! Le monde est trop petit pour échapper à ceux qui ont décidé sa perte. Et puis voilà qu’un épisode à la con lui déclenche un projet. Un malfrat lui secoue sa Rolls. Ses péones ont dû assister au vol car c’est pour eux un jeu d’enfant de récupérer la noble caisse dans ton garage. Ces messieurs ramassent leur bien et emmènent Miguel. Ce qui se passe alors entre ton pote et Clay, on ne le saura sans doute jamais. Le Ricain prend l’avantage sur le Gitano, ce ne doit pas être duraille car il est d’une autre trempe, d’une autre classe. Miguel est subjugué. Clay lui propose un turbin de rêve et ton aminche qui est d’humeur vagabonde accepte. Départ pour les U.S.A.

« L’idée d’Irving Clay est la suivante : puisqu’il est condamné à mort, il va mourir avant qu’on ne le tue ! C.Q.F.D. ! L’œuf dur de Christophe Colomb ! Alors le voilà atteint du cancer. Il met ses affaires en ordre et prépare sa retraite, une planque où, une fois décédé, il pourra vivre tranquille. Seulement, quand il sera officiellement défunté, quelqu’un devra prendre sa place pour les pompes funèbres et l’incinération. »

Sauveur a un grondement qui lui vient du fond de la gorge. Il pose sa grosse main couverte de tavelures et de cicatrices sur la mienne.

— Miguel ! il fait.

— Je le crains, mec. Un type marginal, qui vient d’un autre continent où il n’avait presque pas d’attaches. Le cadavre idéal ! Quand l’opération « décès » est décidée, Irving fait constater sa mort, car il lui faut un permis d’inhumer en bonne et due forme, les gens du Cartel Noir n’étant pas des enfants de chœur.

— Merde ! La poitrine de plastique ! s’écrie Kajapoul.

— Tout juste, Auguste. Un bon grimage, une ambiance adéquate et le médecin mandé ausculte un bout de chlorure de vinyle. Il ne reste qu’à suriner le « remplaçant », à savoir Miguel, et vogue la galère ! C’est le Gitano qui crame ! Le couple n’a plus qu’à se tailler, la femme en veuve, le faux défunt en secrétaire, en chauffeur ou en tout ce que tu voudras. Ça, tu vois, Sauveur, au point de vue de la conception, c’est du grand travail. On côtoie le génie, n’ayons pas peur des mots !

Il a les traits tirés, mon truand repenti. La mâchoire saillante, le regard enfoncé, un léger frémissement des paluches.

— La vache ! marmonne-t-il. La vache ! Bien sûr que ça s’est passé comme tu le dis !

— Tu vois, fais-je, qu’il n’est pas inutile qu’un flic sache penser. Tout a fonctionné parfaitement dans le plan de Clay. Le seul grain de sable, c’est que le Gitano ait pu avoir le téléphone de la planque où allait rabattre le couple. Bien évidemment, ce n’est pas Irving ou sa femme qui le lui ont fourni. A-t-il fouillé leur chambre ? Le sac à main de madame ? On peut envisager des chiées d’hypothèses. Selon moi, pour réussir le coup de la fausse mort, ils avaient besoin de la complicité de Miguel. Ils l’ont donc mis dans la confidence, sans mentionner, bien sûr, le rôle qu’ils lui destinaient pour « après ».

« Ce con de Gitano étant amoureux, il s’est enquis du lieu de la future retraite, pour le communiquer à la gentille Noiraude. Ils ont refusé de le lui donner, ou bien lui en ont donné un faux. Mais comme ton petit camarade est futé, il aura voulu vérifier et il est parvenu à ses fins. Il refile donc le téléphone à sa petite Maureen. Cette dernière n’ayant plus aucune nouvelle de son bouffeur de frifri l’appelle au bout de quelque temps.

« Tu juges de la gueule des Clay quand, se croyant bien à l’abri, ils entendent une voix féminine réclamer après leur ancien complice trucidé ! Ils ont dû avoir du mal à avaler leur salive. Et puis ils réalisent ce qui s’est passé. Ils questionnent la môme, lui font donner son adresse. De la vie de Maureen Granson dépend leur sécurité. Il faut la neutraliser illico pour conjurer le danger. L’opération est lancée dare-dare. Hier ils se pointent chez la fille et la tuent. Que penses-tu de ce récit, amigo ? »