— Bien sûr, je l’ai donné à votre ami.
— A mon ami ?
— Qui est descendu avec vous et sa fille, Mister… (il lit dans son registre et articule :) Kadjapaoul.
— Mais pourquoi ?…
Il m’interrompt :
— Il a payé la note et laissé un message pour vous.
Il me tend une enveloppe à en-tête du motel. Je l’ouvre. A l’intérieur se trouve un papier du Big Pine Lodge avec ces lignes tracées d’une écriture un peu incertaine :
Poulet,
Ta mission est terminée. C’est à moi de jouer à présent. Rentrez fissa en France, Maryse et toi, avant qu’un patacaisse éclate. Je compte sur toi. Chapeau pour ta collaboration : t’es un bourre de première classe. Te fais pas de mouron pour ma santé ; je me suis équipé en douce avec ce qu’il y avait sous l’escalier de la maison que tu sais.
A la revoyure, grand ; et merci.
Merde ! ce coup tordu qu’il me fait, le beau-dabe ! Franchement, je ne m’y attendais pas. Et pourtant je pige sa démarche. Maintenant qu’il sait son pote mort, il lui reste à le venger ; pour cela, il n’a plus besoin de moi. Ce sont ses patins à lui. Il tient à la sécurité de sa grande fille et me confie le soin de la rapatrier.
J’enfouille le maudit message. Me voilà désorienté et flou.
— Bon, vous avez donné le renseignement à mon ami, mais vous devez vous le rappeler, je pense ?
— C’était bien la Californie, région de Fresno.
— Merci.
Je balance d’un pinceau sur l’autre.
— Dites voir, mon ami est parti comment, il a pris la voiture ?
— Non, je lui ai appelé un taxi.
— Et il est venu ici à quel moment ? Juste après que je monte ou juste avant que je descende ?
— Au moment où vous montiez. Je pense qu’il vous guettait depuis la véranda. Il est entré pendant que je téléphonais aux renseignements. Il avait sa lettre toute prête. Il a noté sur un papier le tuyau à propos du téléphone, puis m’a dit de demander un taxi et de lui donner sa note.
— Vous deviez piaffer d’impatience, dis-je.
— Pourquoi ?
— Parce que vous ne pouviez pas monter écouter à la porte. Dommage pour vous, c’était un super-gala et on a pris un pied géant, la petite bonne et moi. Vous pensez, j’ai une queue de quarante-deux centimètres ; quand les gonzesses encaissent un tel engin dans les miches, elles griffent les murs et chantent la tyrolienne en breton.
Sa gêne devient de l’éplorance.
Je ralentis en passant devant des champs de coton cultivés par des Noirs. Autant en emporte le vent. Dans le lointain, sur une colline, s’élève une gigantesque demeure à colonnes, celle de Scarlett peut-être. Elle est encadrée de grands arbres majestueux.
— C’est beau, non ? fais-je à Maryse.
Elle regarde à peine et ne répond rien. Au fond, elle a hérité de son père une sorte de self-control bourru qui lui permet d’encaisser les mauvaises surprises sans simagrées.
— Où allons-nous ? demande-t-elle.
— Je te l’ai dit : à l’aéroport de Jackson.
— Je sais, mais de là ?
— De là, il y a deux possibilités.
— Je suis pour la seconde, dit-elle.
Je passe outre :
— Ou bien nous prenons l’avion d’abord pour New York et ensuite pour Paris, selon le vœu de ton père, ou bien on prend le vol de San Francisco, d’où nous rallierons Fresno.
— Je suis pour la seconde solution, répéte-t-elle, farouche.
Son dabe, te dis-je !
— Ton vieux est con d’avoir voulu faire cavalier seul, maugréé-je ; je sais à quoi ça correspond pour lui, mais il porte ses pieds dans un sale guêpier. Après l’alerte Maureen, le couple Clay va drôlement être sur le qui-vive !
— Raison de plus pour prêter main-forte à mon père !
— Le tout est de le retrouver.
Elle hausse ses charmantes épaules :
— Il n’a pas tellement d’avance sur nous. Si ça se trouve, on va le récupérer à l’aéroport.
Mais point de Kajapoul à Jackson. Je m’enquiers des vols pour la Californie et j’apprends que celui de Los Angeles (que Béru appelle « L’Os-en-gelé ») est parti tôt ce matin, alors que celui de San Francisco ne partira qu’en début d’après-midi.
— A moins qu’il se soit fait conduire à La Nouvelle-Orléans, dis-je, il va prendre le même que nous.
Maryse est moins optimiste.
— Tu ne connais pas encore bien papa, assure-t-elle ; il n’agit jamais comme on s’y attend.
L’avenir me prouvera qu’elle n’a pas tort !
7
Lorsque nous débarquons à l’aéroport de Fresno, la journée touche à sa fin (grâce au décalage horaire, on peut accomplir le parcours dans le même après-midi). La masse de la Sierra Nevada, éclairée par le soleil couchant, forme une barrière à l’est, que la nuit investit par le bas. Est-ce à cause de la période vacancière, toujours est-il que la petite ville semble un peu morte. La circulation y est faiblarde et les enseignes lumineuses n’ont pas encore trouvé leur vitesse de croisière dans la pénombre que sabrent les clartés vives venues de l’ouest. Une poussière ocrée saupoudre la cité, biscotte le zef qui souffle comme un perdu, par rafales ardentes. La chaleur te saute sur le poil dès que le vent faiblit.
Nous commençons par louer une tire, ensuite de quoi je vais retapisser le repaire des Clay, dont j’ai obtenu l’adresse grâce au téléphone. Les renseignements m’ont donné : Bilox Service. 1014 Main Road. Je n’ai aucun mal à dénicher l’endroit.
Ma surprise n’a d’égale que ma déception lorsque je constate qu’il s’agit d’une station d’essence. Je m’attendais à une crèche rupinos, calfeutrée dans un parc touffu et je trouve trois rangées de colonnes d’essence rouges sous une dalle de béton blanc, avec une grande guitoune vitrée où se tiennent les pompistes et le caissier. J’aperçois des rayonnages garnis de bidons d’huile et d’accessoires automobiles tels que courroies de ventilateur, ampoules de phares, balais d’essuie-glaces, bougies, etc.
L’endroit me paraît parfaitement innocent. Je vais remiser la tire un peu plus loin et, saisissant Maryse par la taille, nous repassons devant la station d’un pas d’amoureux en balade. Deux des trois pompistes sont noirs, l’autre doit être mexicano. Le caissier semble être un petit Yankee rabougri et valétudinaire.
— Il y a eu une erreur, déclare ma compagne. Il est impossible que ces Clay se soient réfugiés ici : il n’y a même pas de logement.
J’acquiesce, n’ayant guère envie d’opiner pour l’instant.
— Il y a une cabine téléphonique au coin de ce block, là-bas, je vais redemander.
Moyennant une mise de fonds de quelques cents, une voix hybride (soit celle d’une dame mâle, soit celle d’un monsieur efféminé), confirme mornement ce que nous considérions comme une erreur : le numéro que j’indique est bien celui de Bilox Service, 1014 Main Road.
Je me fends d’un nouveau nickel et j’appelle la station. Une voix marquée faiblarde s’annonce :
— Bilox Service, j’écoute.
Celle du petit être malingrelet, sans aucun doute.
Ma pomme, je cache mon propre accent français derrière l’accent yiddish que j’adopte volontiers.
— Est-ce que vous faites les dépannages en ville ? m’enquis-je.
— Pas du tout. Adressez-vous à Day and Night, vous trouverez leur numéro dans l’annuaire.