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Je quitte la guinde et traverse la rue. Le mec n’a même pas tiré ses rideaux devant le petit bout de baie vitrée. Il est déjà assis devant son poste de télé. Il a posé son blouson, ses godasses, et il mord sans grande avidité dans le club-sandwich, en tenant la barquette argentée sous son menton pour recueillir les miettes. Je ne distingue pas l’écran, le poste se trouvant dos à la fenêtre. Par contre, j’ai le crevard en première ligne.

Sûr certain qu’il est gravement malade, l’apôtre. La vacherie imparable : cancer, sida ? Il a le faciès d’un mec au bout du rouleau et qui s’obstine à continuer sa route. Putain d’elle, qu’est-ce qui peut motiver son ultime énergie ? C’est si bandant que ça, si grisant, d’enfouiller de la fraîche ou de débiter des cartes de crédit derrière un bout de comptoir dans une station d’essence ? Il prend son pied à ce boulot, le pauvre bonhomme ? C’est quoi, sa vie, en dehors de ça ? Ce pavillon de guingois de trois pièces où il vit seul ? Bouffer un sandwich bon marché en regardant des niaiseries à la télé ? Et puis se coucher et, probablement, gober un cachet pour pouvoir dormir jusqu’au matin ? Ensuite recommencer la journée après en avoir avalé un autre pour se sentir éveillé ?

Sur la droite de sa bicoque se trouve l’immuable garage compatible avec ce genre de pavillon. En ciment préfab’, porte à bascule actionnable à la main.

Quelle tristesse ! C’est des trucs commak qui te rendent le mieux compte de l’inanité de la vie. Tu piges que tout est joué, vain et grotesque. Que ça ne valait pas tellement la peine que maman se défonce le ventre pour te mettre au monde.

Derrière son gros club-sandwich dilaté comme une éponge mouillée, il ressemble à un vilain rat malade, qui grignote pour subsister. Il clape miséreusement les quelques vitamines chargées de l’emmener un peu plus loin dans son chemin d’agonie. Qu’est-ce que je peux attendre de ce mec ? C’est un souffle, un champignon empli de poussière et qui n’est même pas vénéneux. Un rien. Salut, petit homme ! Dire que j’ai été tenté de déranger sa torpeur ! Allez : cassos, Sana ! T’as assez maté cette épave. Deviens pas voyeur, grand, te complais pas dans les moroses délectances, ça manque de dignité.

Comme je vais pour abandonner mon poste d’observation, Maryse se met à tousser depuis la voiture. Une toux-signal. Je réalise que quelqu’un survient, dans la rue, qui risque de trouver louche mon manège et de porter le pet. Alors je vais me blottir dans une encoignure entre le pavillon et le garage. Effectivement, une vieille pécore promène son cador en fumant. Le clébard a autant d’odorat qu’un moulin à légumes car il passe sans me détecter. Juste il licebroque un petit coup sur le tube métallique supportant la boîte aux lettres. Et puis mémère et son fiancé poursuivent leurs pérégrinations nocturnes.

J’attends qu’ils s’éloignent. Là où je me trouve, il y a un fenestron chargé d’éclairer le garage. La lune américaine en jette plein pot, projetant sa clarté morte à l’intérieur de l’appentis. Moi, toujours à fureter, c’est physique, je file un petit coup de périscope dans le local, comme ça, à la désœuvrée.

Ce que j’y aperçois me laisse baba. Tu sais quoi ? Une Ferrari ! Je répète pour si t’avais mal lu : une Ferrari. Et pas n’importe laquelle : la Testarossa ! C’est-à-dire un engin qui va chercher dans les cent briques à sa sortie d’usine. Alors là, y a de quoi se la peindre et se l’encadrer ! Une Testarossa, à Fresno, dans un petit garage merdique fait pour abriter des chignoles promises à la casse ! Le bolide rouge rupine dans l’ombre. Il est impressionnant comme un monstre endormi.

Alors, mézigue, c’est une action de grâce qui m’afflue au cœur. Sans cette promeneuse de toutou solitaire, je passais à côté de la big trouvaille. Je me cassais en exhalant des pitoyableries sur le crevard.

Il mate un film de guerre car ça cartonne à outrance dans son petit livinge-roume. La mitraillette inépuisable de Messire Rambo qui dégage du Viet à la tonne.

Je suis entré le plus tranquillement du monde, grâce à sésame, et tout à sa tuerie effrénée, le gus n’a pas perçu le léger cric-crac de la serrure cédant à mes instances.

Son logis est modeste, un peu bordélique, mais d’assez bon goût. Deux fauteuils de cuir, une chaîne hi-fi, une cheminée d’encoignure apportent un aspect confortable que confirment une série de lithos signées Miro. Par contre, je suis incommodé par l’odeur désagréable de médicaments qui flotte dans la pièce.

Le valétudinaire a déjà abandonné son bouffement. Une bonne moitié de son sandwich gît au sol, dans la barquette d’aluminium. Enfoncé dans son fauteuil, il regarde l’écran. C’est pas Rambo, mais néanmoins ça défouraille dur ; des mercenaires en Afrique, dirait-on. Ils carbonisent une tribu de sauvages peinturlurés par le maquilleur de la Metro, vachement belliqueux avec leurs lances trempées dans du curare et des têtes de mort accrochées à la ceinture.

Je m’avance, sans bruit. Il a une nuque étroite, pleine de moches bubons blanchâtres du bout. Ses tifs, d’un châtain grisonnant, clairsèment et laissent prévoir une calvitie d’un vilain jaune pisseux.

— Eh ben, on peut dire qu’ils se mettent une sacrée peignée, ces braves gens ! fais-je tout à coup.

Le caissier, sa stupeur, il l’encaisse mal ! Décolle son dargiflard de vingt-deux centimètres, se retourne, exorbite des prunelles, verdit, recroqueville ses lèvres et licebroque une giclette dans son slip épuisé.

Ma pomme, dégagé, je vais à la baie pour fermer le rideau.

— On sera plus tranquilles, dis-je. Vous savez qu’on vous voit depuis la rue ?

Considéré de près, il a encore plus mauvaise mine que de loin. Son teint est plombé, des cernes profonds soulignent son regard affolé. T’as l’impression que ses joues creuses se rejoignent à l’intérieur de la bouche. Y a déjà de la tête de mort chez ce type. Une prise de congé. Il est en partance.

Sa gueule dit « adieu » avant le reste.

Je gagne le fauteuil voisin du sien et, au passage, coupe la télé.

— Pas grand-chose à regretter, je lui fais.

Et puis je m’assieds. Il me regarde faire et tu dirais une mouche exténuée prise dans une toile d’araignée. Je sais qu’il ne se rebiffera pas, qu’il n’en a plus l’énergie. Faut quinze cents calories pour regimber. Là, s’il en a pris trois cents, c’est le bout du monde.

Comme je vais pour jacter, la porte que je n’avais pas refermée à clé s’entrebâille légèrement sur le minois de la môme Maryse. Elle me fait signe de l’aller rejoindre. Ce dont.

— Ça va ? murmure-t-elle.

— Un beurre !

— Pourquoi t’es-tu décidé à entrer ?

— Il y a une Ferrari dernier cri dans son garage.

— Je comprends. Sais-tu comment il s’appelle ?

— Pas encore.

— C’est ce que je viens t’apprendre, j’ai lu son identité sur sa boîte aux lettres : il se nomme Frederick Clay.

Poum ! Coup de gong dans ma tronche ! J’aurais dû avoir le réflexe de regarder moi-même. Pour un perdreau, c’est pas fortiche ! Si je m’écoutais, je me déchausserais afin de m’administrer cent douze coups de pompe dans les noix !

Tout s’éclaire, s’embrase, irradie !

— Merci, ma poule. Retourne faire le vingt-deux à la bagnole, laisse le contact branché et, en cas d’alerte au gaz, un petit coup de klaxon qui va bien.

Je lui file une bise d’enthousiasme sur la bouche. Un de ces baisers brefs mais appuyés, chargés de promesses pour l’avenir. La dame qui le reçoit a déjà compris qu’elle peut aller faire du trot anglais sur son Jacob Delafon. Maryse exit.

Je reviens à Clay. La question qui, présentement, le dévaste est : « Qui êtes-vous ? » Seulement, il est à ce point terrifié qu’il n’ose la poser.