Je croise les jambes, déboutonne ma veste.
— Dites-moi, Frederick, vous êtes le frère d’Irving, n’est-ce pas ?
Un battement de cil, impressionnant comme le roulement de tambour qui ponctua la décollation de Louis XVI, confirme mon hypothèse.
Cette fois, je pige. Les Clay viennent se terrer à Fresno qui est peut-être le berceau des deux frangins. Sans doute, quand il habitait avec eux, Miguel le Gitano les a-t-il entendus parler de cette ville. Il a repiqué le tubophone du frangin inscrit sur leurs tablettes et l’a communiqué à sa belle négresse.
— Comment va-t-il ? demandé-je négligemment à Frederick.
— Qui ça ?
— Ben, Irving !
— Il est mort !
— Je sais, mais depuis ?
L’autre paraît ne pas piger.
— Mais il est mort, répète-t-il, comme on s’adresse à un fou.
Je le regarde au fond des châsses. Et alors, une idée aussi sotte que grenue m’assaille : une supposition que le gérant de la Bilox Service ne soit pas dans la confidence, malgré les apparences ? Il y a dans son regard indécis, une réelle ingénuité. Je gamberge en vitesse, selon mon habitude dans ces cas-là. Un feu d’artifice de pensées qui partent dans tous les sens et éclairent fugitivement la nuit de mon incompréhension, comme l’a écrit Jean-François Revel, pas plus tard que la semaine dernière, dans son article de fond de L’Humanité Dimanche.
— Vous êtes allé aux funérailles de votre frère, à Gulfport ?
— Non, je suis malade.
— C’est indiscret de vous demander de quoi vous souffrez ?
— Une maladie incurable.
Je n’insiste pas.
— Après la mort d’Irving, la femme blonde qui vivait avec lui est venue habiter ici ?
— Non, pas du tout !
Là, oui, il ment. Regard faux derche presque ingénu. Ce qui prouverait qu’il était bel et bien sincère lorsqu’il affirmait que son frangin était canné. D’ailleurs, quand on cherche à sauver ses os, met-on son frelot dans la confidence ? Le secret est tellement capital ! Même si tu as confiance, tu dois craindre une imprudence ou une maladresse.
— Si, dis-je, elle crèche dans le secteur, mon cher Frederick, et il va falloir m’indiquer où.
— Mais je vous assure…
Je feins de décrocher :
— Vous aviez de bonnes relations avec votre frère ?
— Excellentes, oui.
— Vous vous rencontriez souvent ?
— Pas très, mais qu’est-ce que ça changeait aux sentiments ?
Il en parle avec une émotion contenue. Je suis frappé par cette coïncidence des deux fois deux frères : les de La Roca et les Clay. Le frère de Miguel me branche sur la disparition de son frelot, et je viens chez le frère d’Irving pour tenter de débrouiller ce sac de nœuds.
— Vous savez dans quoi il travaillait ?
— Import-export.
— Exactement ! Ces deux mots en ont masqué des paquets de merde !
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que ça serait anormal que vous mourriez idiot !
— Vous voulez dire qu’Irving avait des activités illicites ? C’est faux ! J’en sais quelque chose : la Bilox Service lui appartenait et il a beaucoup d’autres affaires à travers les Etats-Unis.
— Il vous avait pris comme associé ?
— Dans un sens, oui, car je suis intéressé aux bénéfices.
Je regarde autour de moi le modeste décor. Ce petit pavillon égrotant n’a rien de commun avec la pimpante maison coloniale de Gulfport.
— Et ce sont les bénéfices qui vous ont permis d’acheter une Ferrari Testarossa ?
Il clappe à vide. Sa frite moribonde se creuse un peu plus. Je ne suis guère charitable de tourmenter ce mec en partance.
— C’est celle de votre défunt frère, Mister Clay ?
Il secoue la tête.
— Non ? Alors elle appartient à sa veuve ?
Sa non-réponse équivaut à un assentiment.
— Vous voyez bien qu’elle habite par ici.
Il murmure : « Non, non », mais pour la forme.
— Autre chose, Frederick. Voici quelques jours, une fille vous a téléphoné à la station. Elle demandait après un certain Miguel de La Roca qui, prétendait-elle, travaillait chez votre frangin, vous admettez ?
Il hésite, puis acquiesce.
Bon, on progresse. Le finger dans l’engrenage. Toujours le même topo, pour les interrogatoires. Le jeu consiste à trouver le « fil qui dépasse ». Ensuite, t’as plus qu’à tirer dessus, avec précaution pour qu’il ne se rompe pas.
— Cette gosse vous a laissé ses coordonnées en vous priant de les transmettre à « la veuve » pour qu’elle-même les communique à ce dénommé de La Roca. Toujours exact ?
Nouvel hochement de tête.
— Alors, comme vous êtes un homme scrupuleux, vous avez appelé votre « belle-sœur » pour la mettre au courant. N’essayez pas de prétendre le contraire car je ne vous croirais pas.
Silence. Qui ne dit rien consent.
— Voyez-vous, Frederick, je commence à me faire une idée de vous qui serait plutôt positive, reprends-je. Vous êtes un homme très malade qui jette tout ce qui lui reste d’énergie dans son travail afin de ne pas démériter. Votre frère Irving vous a confié la gestion de cette station-service et vous vous consacrez à son exploitation sans songer à votre santé. Vous mettez un point d’honneur à tenir ses intérêts, même à présent qu’il n’est plus. Moi, franchement, je trouve ça beau, Mister Clay. Maintenant je vais vous proposer une expérience intéressante, plus qu’intéressante : passionnante !
La question qui le taraude lui échappe enfin :
— Mais, bonté divine, qui êtes-vous et que voulez-vous ?
Je sors ma carte de flic et la lui colle sous le nez.
— Le mot est pareil dans les deux langues, fais-je. Police ! J’exploite mon fonds de commerce de l’autre côté de l’Atlantique, mais il m’arrive de travailler à l’extérieur. Officieusement, je vous rassure. Je suis comme une espèce de documentaliste qui ferait des vérifications aux Etats-Unis pour écrire un livre. Je n’ai aucun pouvoir : vous voyez, je joue cartes sur table.
Son mental se requinque nettement. Il cesse d’avoir peur.
— Comment s’appelle la compagne d’Irving ?
— Joan.
— Vous allez lui téléphoner !
— Mais je…
— Si, Frederick : vous possédez son numéro. Alors vous l’appelez.
— Pour lui dire quoi ?
— Seulement ceci : « Passez-moi Irving ! »
Il se redresse.
— C’est impossible, Irving…
— Irving vit, Mister Clay.
— Folie !
— Téléphonez, bon Dieu de bois ! Vous dites, le plus calmement du monde : « Joan, c’est Frederick, passez-moi Irving. » Naturellement elle va ergoter, protester, vous traiter de fou. Mais vous, inexorablement vous répéterez : « Passez-moi Irving, c’est une question de vie ou de mort. » Ecrivez ça sur un papier, Frederick, car, dans l’émotion du moment, les mots risquent de vous échapper.
Je furète dans son salon, ouvre les tiroirs. Je finis par mettre la main sur un cahier où il inscrit ses comptes. J’en arrache la dernière page et la lui présente avec mon stylo.
— Ecrivez !
Il se met à pleurer : les nerfs qui le lâchent, sans doute. Ses larmes coulent sur sa face émaciée. Il les essuie d’un revers de manche et entreprend d’écrire sous ma dictée : Joan… c’est Frederick… Passez-moi Irving… C’est une… question… de vie… ou de… mort.
Je récupère mon stylo.
— Il ne faut pas craquer, mon cher. Quoi qu’elle dise, ne prenez pas garde à ses questions. Elle va vous demander si vous êtes seul. Au lieu de répondre par oui ou par non, vous répéterez la phrase.