Clay frère, il l’a saumâtre d’avoir été à ce point pigeonné par son frelot, d’autant qu’il a entendu annoncer sa mise à mort prochaine. Il est fou. Ses ultimes forces, il les jette dans cette mission meurtrière. Il veut la peau de sa belle-sœur. Il sait que le triste Irving lui voue une passion sans mélange deux temps, et que la mort de sa femme sera pour cet abject sire la plus terrible des punitions.
Je crache à perte de vue, écœuré par le sang et ce relief humain qui, sur pied me plonge dans le ravissement mais une fois sectionné, me débecte. Scène de cannibalisme intime, interprétée par le fringuant Tantonio des concerts parisiens. Il aura tout vu, tout connu, l’artiste. Y en aura-t-il eu des périodes glauques dans ma putain de carrière !
La lumière revient en se balançant, accompagnée d’un bruit de course. C’est Irving Clay qui a entendu le hurlement de souffrance de sa bergère et qui rapplique ventre à terre. Il déboule, haletant, du tunnel, voit l’étrange scène : sa gonzesse ensanglantée du bas, étranglée du haut, si j’ose dire. Et strangulée par qui ? Par son crevard de frère qui ne tient plus sur ses fumerons !
Alors tu verrais la rage du mec ! A coups de pied dans les côtes de Frederick. Il lui shoote dans la tronche, dans le ventre. Comme il trouve ce traitement insuffisant, il ramasse une grosse pierre et l’abat sur son crâne. Frederick s’immobilise. Irving soulève la pierre de nouveau, et rrran ! Et puis encore ! Et encore ! Caïn dans ses basses œuvres. Le bocal du chef pompiste éclate, il en sort du sang, des choses blanchâtres, des bouts d’os. Rran ! encore ! Rran ! toujours ! Qu’à la fin, c’est plus qu’une flaque épaisse, le portrait du second Clay.
L’épuisement consécutif à sa crise homicide stoppe Irving. Il reste à genoux, les fringues éclaboussées de raisin, les mains poisseuses, le regard halluciné ; à bout de souffle ; à bout de forces. Il considère son œuvre. S’applique à détortiller la chaîne du cou de Joan, mais à quoi bon ? La position de sa tête blonde indique assez qu’elle a rendu son âme fétide à son Créateur, dont je me demande ce qu’Il va bien pouvoir en faire !
Alors le faux mort est hébété. Il reste tassé sur lui-même, au-dessus des deux cadavres.
« Sana, me dis-je, voilà une occase que tu ne retrouveras plus jamais ! »
Au cours des derniers événements que je viens de relater au lecteur, mes forces, gravement diminuées par les mauvais traitements qui me furent infligés, sont quelque peu revenues. L’énergie bande mes muscles. La volonté fait le reste. Dès lors, je me redresse lentement, silencieusement, en tapis noir, quoi, selon Alexandre-Benoît, l’Indéfectible. Me ramasse sur moi-même (tiens, en voilà une expression vraiment à la con, se « ramasser », et sur « soi-même » encore !) et je saute de tout mon poids sur Irving.
Dans sa prostration éperdue, il n’a pas eu le temps de parer. Je l’emplâtre tout complet, braoum ! Il choit sur le côté. Moi, sans perdre une seconde : coup de boule dans sa mâchoire. Ça craque, c’est bon signe. Encore ! Et puis je triple la mise. Il inanime. Le temps de reprendre ma respirance et de me relever, je lui savate encore les couilles : puisque sa Juliette est clamsée, le Roméo peut se permettre de trimbaler désormais ses baloches dans une voiture à bras ou les faire remplacer par des balles de ping-pong. Le voilà plus que groggy : marmeladeux !
J’ai vu, naguère, qu’il plaçait les clés des menottes dans la poche gauche de son veston. Je les empare, me délivre. Bono ! Tu es toujours unique en ton genre, San-Antonio ! Maintenant la lampe et je cavale dans la mine.
Le sol est dangereux, peu apte à une course à pied. Y a des rails plus ou moins disloqués, des blocs de pierre, des pièces de bois, des wagonnets abandonnés, d’autres trucs pas conformes, pas francos, qui m’embûchent de toutes parts. Je me déplace le plus rapidement qu’il m’est possible en appelant Maryse. J’ai peur, tout soudain. Peur que ce fumier d’Irving ait commis l’irréparable. Le bruit de ma course, mes appels amplifiés, déformés, ajoutent au cauchemar.
— Mary-y-y-yse !
J’avance toujours. Ça continue de descendre en pente douce. De l’eau dégouline un peu partout ; son ruissellement fait un bruit de rivière. Et l’autre Antonio, flageolant, le cœur chamadeux, les tempes battantes, la gorge brûlante, de s’enfoncer dans la planète Terre avec la frénésie de l’angoisse poussée au max.
A-t-il mortellement blessé la fille de Sauveur ? Je vais avoir bonne mine, mézigue, si je lui ramène un cadavre, au malfrat ! Je lui dirai quoi ? Qu’au lieu de regagner la France, suivant son injonction, je l’ai embarquée au casse-pipe ? Il va le prendre comment, le teigneux Turc ? Les archers de la république mitterrandienne qui s’en vont guerroyer avec des jouvencelles en terre étrangère et qui affrontent les pires bandits U.S., c’est pas dans le cahier des charges, ça !
— Mary-y-y-yse !
Me semble avoir perçu un gémissement. Je presse l’allure, me tordant les paturons sur ce sol crevassé.
Le violent faisceau de la lampe fait danser ce décor d’engloutissement, cet univers d’enfer (Rochereau). La galerie décrit un coude, ensuite cela forme une sorte de carrefour d’où partent deux autres tunnels en fourche.
— Mary-y-y-yse !
— Antoine !
Dieu soit loué. Je poursuis sur la droite et je la distingue en limite de faisceau, tache claire allongée sur le sol fangeux. Elle gît dans une surprenante posture : une jambe engagée entre les rayons d’une roue de wagonnet. Je comprends la raison du terrible cri qu’elle a poussé tout à l’heure : ce salaud lui a brisé la jambe en utilisant la jante de fer comme point d’appui. Il n’y va pas par quatre chemins, le monstre. Lui, avant de questionner une femme, il lui brise une canne pour créer l’ambiance, la conditionner.
Je dégage Maryse comme je peux, elle hurle de souffrance. Je cherche de quoi confectionner une éclisse, finis par dénicher deux morceaux de ferraille dont je lui emprisonne la jambe, cassée plus haut que la cheville, en me servant de ma ceinture comme d’une sangle.
Avec mille précautions, j’assure la môme dans mes bras.
— Tiens bon, ma biche, serre les dents !
Elle tente de refréner ses plaintes, mais elle souffre tant qu’elle pousse des cris à chacun de mes pas.
— Et eux ? murmure-t-elle entre deux plaintes.
— La femme est morte, lui n’en vaut guère mieux.
— Tu as pu ?
— Pour la femme, c’est Frederick qui lui a soldé son compte. Moi, je me suis occupé de l’homme.
Je marche lentement en direction de la sortie. C’est cette courageuse môme qui tient la lampe.
C’est long. Elle a mal, moi je peine. Et puis l’air frais de la nuit.
Maryse pleure de souffrance. Je me dis que si le mec vit encore, cette fois je le massacre. Mais je n’aurai pas à me donner cette crise de conscience : il s’est barré. Oui, t’entends ? Avec le fourgon, laissant les deux cadavres au sol. En manœuvrant, il est passé sur le corps de son frère.
Cette fuite me déconcerte. Etant armé, il pouvait nous tuer avant de filer.
— Il t’a questionnée pour savoir qui était au courant de sa fausse mort ?
— Oui.
— Tu lui as dit ?