— Il doit tricoter du ruban comme un perdu, conclus-je. Et nous, bons cons, on ne va pas se lancer au hasard sur les routes à la recherche d’une Porsche blanche décapotable.
— Tu crois qu’il en existe tellement ? demande Sauveur.
— Sûrement plus que tu crois, en Californie surtout. En tout cas, des routes, ça oui, il y en a à profusion. Tu veux toutes les faire, toi ?
Mais Sauveur ressemble à un totem africain taillé dans un tronc d’arbre. Il est figé, le masque déformé par l’intensité de ses réflexions.
— Faut gamberger, murmure-t-il.
— Vas-y, je t’attends là !
— Ce soir, le gars était dans cette taule avec sa rombière, bien peinard. Il dormait, probable. Le frangin les réveille et déclenche l’alarme. Ils foncent chez lui en prenant leurs précautions, c’est-à-dire deux bagnoles. La femme va aux nouvelles, lui reste en couverture. Ensuite, bon, vous surgissez. Ils vous baisent avec sa saloperie asphyxiante et vous emportent à la mine abandonnée pour vous y faire parler et vous régler votre compte…
— Pas la peine de me faire un résumé, Sauveur, j’ai vu le film !
Mais il poursuivit pourtant, parce que c’est un besogneux de la pensarde, un mec plus à son aise avec un Colt en pogne qu’avec une situation à analyser.
— Y a retournement de la conjoncture, repart Sauveur. Pendant qu’il brise la guitare de ma gosse, le frelot et toi vous nettoyez sa polka. Irving se pointe fissa, trouve sa gerce clamsée, tue son frère félon (tiens drôle de mot dans la bouche d’un truand, on voit que c’est moi qui le fais causer !) et pique sa crise de désespoir. Toi, scout de France toujours prêt, tu profites de l’occase pour le neutraliser. Et tu fonces au secours de Maryse. Mais ce salopard est moins k.-o. que tu l’as cru. Il récupère pendant ton absence et décide de filer. Il réalise qu’il a du temps devant lui avant que le patacaisse éclate, mais pas tellement. Dans son cas, chaque minute compte. Il retourne à Fresno, vient ramasser un max d’osier dans cette turne, prend la tire la plus galopante et se casse.
— Bien concentré, mec. Tu ferais un malheur chez mon éditeur pour y rédiger des fiches de lecture ; notre valeureuse directrice te ferait un pont d’or.
Il dit, comme on récite un texte appris par cœur :
— Je me mets dans sa peau. Sa combine vient de s’écroulaga. La gonzesse pour laquelle il s’en ressent est viande froide. Dans quelques heures l’histoire va faire un cri dans tout les States. Son organisation va avoir des doutes, envoyer du trèpe aux chausses du Miguel de La Roca dont il porte le blaze, les Fédés de même. Tu parles d’un hallali, mon neveu ! Comment on peut espérer se foutre au sec dans un cas semblable ?
— Je te le demande, à toi qui fus orfèvre ? laissé-je tomber.
— Passer la frontière, assure Kajapoul.
— Laquelle ?
— La plus proche !
— Mexique ?
— D’accord : Mexique.
Il me montre la guinde.
— On y va ?
— T’as vu cette caisse, Kajapoul ? Tu crois que ces deux tonnes de ferraille vont rattraper une Porsche possédant plus de trois heures d’avance sur elles ?
Il tape du pied.
— Je t’oblige pas à venir, flic. Si tu n’as pas envie, je prends la Nissan dans le garage et j’y vais. Si je ne rejoins pas le gusman avant la frontière, je le rejoindrai après ! J’ai tout ce qui me reste à vivre pour le serrer. Ce fumier, pour tout te dire, il est devenu ma raison d’être. J’ai peur qu’il ait un accident avant que je le retrouve !
Sa haine est implacable, intimidante comme une œuvre d’art réussie.
— Y a pas que l’autoroute pour gagner le Mexique. N’oublie pas qu’on a affaire à un homme diabolique.
— Un homme diabolique qui a la mort au cul, Antoine ! Son seul objectif c’est de faire vite.
Il me vient une idée géante, comme dit mon pote Durieux.
— Sauveur, murmuré-je, t’as de l’artiche à investir ?
Surpris, il sourcille.
— Bédame ! Tu crois que je me suis embarqué dans cette croisade sans vaisselle de fouille ?
— Je veux dire, tu disposes d’un vrai pactole ?
— Cent mille dollars en fraîche, cent mille en traveller’s, plus des cartes de crédit en si grand nombre qu’on pourrait jouer à la belote avec !
— Alors viens, je sais comment on va s’y prendre !
DU POSITIF
Le jour se levait sur Manhattan. Les trois hommes avaient le regard rougi par la veille. Des gobelets dont ils s’étaient servis pour boire le café puisé au distributeur de l’entrée s’empilaient dans la corbeille à papier. Un nuage de fumée que n’arrivait pas à dissiper l’aérateur, épaississait l’atmosphère de la pièce et donnait du flou aux gens et aux choses. Le blond avait déposé son veston sur le dossier de son siège, l’Arabe, lui, avait ôté ses chaussures car il souffrait de l’écrasement d’un orteil causé par la chute d’une mallette trop lourdement lestée.
Il y eut un ronflement discret ; l’homme râblé décrocha. On lui posa une brève question à laquelle il fit une brève réponse.
— Rien encore !
Son interlocuteur ajouta quelque chose de pas sympa. Il remit le combiné en place sur sa fourche.
— Le vieux ! annonça-t-il à ses compagnons. Il gueule depuis son lit ; facile !
L’Arabe décrocha un second téléphone pour appeler un bookmaker. Il n’avait pas encore songé à lui. Il éveilla l’homme qui l’injuria. Se fit connaître. Le book cessa de protester.
— Tom Limber, fit l’Arabe.
— Eh bien ?
— Le Cartel a besoin de lui im-mé-dia-tement !
— Je suis pas sa nourrice.
— Tu es son pote.
— Hé ! se défendit l’autre, flairant du faisandé, je le connais, c’est tout !
— Il a disparu et il nous le faut. On cherche dans quelle direction ?
Il ajouta avant que son interlocuteur prît la parole :
— Si tu as une bonne idée, Paul, tu peux te faire des couilles en platine ! On est dans une période de générosité.
— Je sais où habite sa mère, fit le book ; il aime bien sa mère…
— Tu penses qu’on a déjà fait le nécessaire de ce côté-là !
L’autre parut déçu.
— Tu n’ignores pas qu’il aimait assez les petits garçons ? Vous êtes allés chez Loli ? Elle a toujours des mômes portoricains premier choix pour les amateurs éclairés.
— On a également vu Loli.
— Et dans le quartier chinois ? Tom y a un bon copain qu’il a connu pendant la guerre au Vietnam.
— Tchan Li ? C’est fait.
Le book grommela :
— Merde ! Si vous avez tout ratissé, allez voir à la Maison-Blanche, des fois qu’il se serait glissé sous le plumard du Président.
— Plaisante pas, Paul ! dit froidement l’Arabe. C’est grave.
— Je m’en doute, mais j’y peux rien.
— S’il te venait une idée, appelle au numéro que je vais te donner.
L’autre promit, nota le numéro et tenta de se rendormir.
Pendant ce dialogue, les deux compagnons de l’Arabe avaient écouté sans mot dire.
— J’ai toujours trouvé que Limber était un mec à idées, fit le blond ; il a sûrement mis au point une astuce.
Ils se turent, attendant des résultats, comme un état-major de crise attend d’être renseigné sur l’évolution d’événements fâcheux.
La porte s’ouvrit et le garçon négligé, porteur d’un blouson râpé et dont la maigre chevelure incolore était gominée à bloc, fit son apparition. La fraîcheur de l’aube s’accrochait à ses fringues fatiguées.