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Ses compagnons qui le connaissaient surent qu’il était porteur de nouvelles positives. Son nez crochu palpitait et son regard de rapace avait une luisance de bon augure. Ils attendirent, sachant qu’il avait horreur qu’on le questionne.

L’arrivant se laissa tomber dans un fauteuil bas, faisant pendre ses bras de part et d’autre des accoudoirs.

— Dans la poche ! annonça-t-il.

— Il est loin ?

— A une dizaine de blocks d’ici alors qu’on le cherchait à l’autre bout du monde. Son genre, quoi ! Pour le chou, il craint personne.

L’Arabe demanda :

— Comment a-t-il goupillé son affaire ?

— Génial ! répondit l’homme au nez crochu.

Les boulettes de gomina perlant à ses mèches s’agitèrent. Il eut un rire silencieux. Il alla à une bouteille de Four Roses posée sur une table basse, prit un verre en cristal taillé et l’emplit à demi. Il buvait le bourbon comme si c’eût été de l’orgeat.

— Vous savez, le vieux Noir aveugle qui fait la manche à l’angle de la 43e Rue et de la Sixième Avenue ? Il a un chien blanc qui ressemble au clébard qu’on voyait sur les disques Fox Gramophone…

Les trois autres acquiescèrent.

— Depuis quelque temps, c’est Tom qui a pris sa place, assura l’autre. Il s’est fait noircir la peau, a mis une perruque et passé les fringues de l’aveugle. Si ça se trouve, vous lui avez fait l’aumône !

Ses compagnons restaient incrédules.

Tu es dingue ! fit le blond. Où as-tu pris cette bourde ?

Le type au blouson lui décocha un regard mécontent.

— Je sais ce que je dis, Ducon. Limber a repris le fond de commerce du Noircicot. Mieux, même : il lui a également repris son appartement, lequel, entre nous soit dit, n’est pas mal du tout car le mendiant affurait un fric fou. Fallait y songer, non ? Il n’a pas seulement changé de vie, il a également changé de couleur.

— Et le vrai Noir ?

— Il l’a envoyé se prélasser en Louisiane ; sûr qu’il lui a refilé un sacré paquet de dollars pour le décider. L’homme trapu demanda :

— Tu as su ça comment ?

Le gominé haussa les épaules.

— Le hasard, comme toujours. Un de mes indics a surpris une conversation entre deux Noirs, dont l’un vend du pop-corn juste en face de l’aveugle. Un copain à lui aurait dit, montrant le mendiant :

« — C’est plus le vieux Sammy ? »

« — Non, a répondu le marchand. Il a cédé sa place à un Blanc ; c’est la meilleure de Manhattan ! »

« Mon indic a tiqué et a flashé le nouvel aveugle au téléobjectif.

Nez crochu sortit plusieurs photos de sa poche :

— Voilà l’homme ! Si vous ne reconnaissez pas Tom sous cette perruque, prenez une loupe !

Ils se jetèrent sur les clichés.

— O.K. ! fit le trapu, c’est bien lui.

Alors il prit le téléphone pour avertir l’homme aux cheveux blancs.

Ce dernier prenait sa douche quand sa ligne privée sonna. Il coupa les jets d’eau qui le cinglaient de toutes parts et décrocha l’appareil mural de sa salle de bains. Sans ses lunettes, il avait l’air d’un poisson aveugle. Il écouta l’information du trapu et sentit une allégresse gonfler sa poitrine. Décidément, il disposait d’une équipe bougrement performante. Avec ces garçons, les choses ne traînaient jamais.

— C’est parfait, complimenta le vieillard. Vous savez ce que vous allez faire, les gars ?

L’autre l’avait déjà deviné, mais il laissa le chef s’exprimer.

— Avant de me liquider ce fumier, vous l’emmenez dans un coin tranquille pour lui faire dire qui l’a prévenu que nous nous préparions à l’éliminer ; ça joue ?

Il eut un temps d’hésitation et ordonna :

— Avertissez-moi avant de le questionner, je tiens à être là.

En homme consciencieux, Tom Limber s’était rasé la tête afin que sa perruque blanche et crépue s’adaptât parfaitement. Il ne voulait pas prendre le risque qu’une de ses propres mèches de cheveux roux se mît à dépasser.

Butterfly, son chien, s’habituait mal à lui. Il avait beau le combler de caresses et de friandises, l’animal restait maussade et le « guidait » à contrecœur. Pendant qu’il mendiait, Butterfly restait couché, la truffe dans son cul, au lieu d’avoir cet air avenant qui tant séduisait les bonnes âmes charitables lorsqu’il faisait équipe avec le vieux Sammy.

Tom acheva de faire son lit. Le logement sentait le nègre. Il avait beau l’asperger de déodorants variés, l’odeur imprégnait tout l’appartement ; mais Limber s’y faisait et cette puissante senteur l’aidait à peaufiner son personnage. Elle était ardente, vivante. « Nous autres Blancs, nous sentons la charogne, songeait-il, avec nos peaux couleur de décomposition. »

Quand il eut achevé de faire son lit, il porta dans l’évier le bol dans lequel il avait pris son café. Après quoi, il se saisit de sa chaise pliante, de l’écriteau diabolique qui avait assuré la fortune du vieux Sammy : « Il paraît que la vie est belle. Vous pouvez la voir, pas moi. »

Un pur chef-d’œuvre de psychologie.

— Viens, Butterfly !

Le chien restant lové sur sa couverture, Tom gronda :

— Mais viens donc, putain de merde ! ou je te fous un coup de pied dans le ventre !

Comme s’il avait compris la menace, l’animal se dressa et se dirigea, la queue basse, en direction de la porte. Sammy le tenait en laisse. Il avait chaussé son nez des classiques lunettes noires, coiffé le feutre cabossé qui lui tenait ensuite lieu de sébile.

Il ouvrit la porte et resta coi.

Ils se tenaient tous les quatre sur son palier, immobiles, ayant chacun un pistolet braqué sur lui.

— Salut, Tom, fit le trapu. T’as pas très bonne mine, ce matin.

Limber avait une arme sur lui, mais il comprit qu’il n’y avait rien à tenter.

— Salut, répondit-il. Je ne vous savais pas si matinaux.

La suite se passa dans une salle de culture physique privée située en sous-sol. Elle comportait des agrès, un cheval d’arçons, une barre fixe et toute une théorie d’haltères soigneusement alignées sur un tapis.

Lorsqu’ils entrèrent, le vieux s’y trouvait déjà, assis sur l’unique chaise de l’endroit.

Tom Limber le salua avec la déférence habituelle qu’on témoignait au personnage. L’homme aux cheveux blancs le regarda d’un œil glacé.

— Vous avez l’air fin, Tom, dit-il. L’on dirait un clown.

L’ambiance était étrange. Cela provenait de ce qu’il n’y avait rien de belliqueux dans la scène. Les hommes du Cartel Noir n’en voulaient pas à Limber. Ils étaient simplement heureux d’avoir pu lui mettre la main dessus dans les délais impartis. Que, se sachant condamné, il ait manigancé cette combine pour tenter d’échapper à son sort leur paraissait logique. De son côté, Tom éprouvait une immense résignation. Il avait trop souvent donné la mort pour ne pas accepter la sienne puisqu’elle était inéluctable. Il attendait calmement, sans que lui vienne l’idée d’implorer une quelconque clémence. Il appartenait à un milieu où l’on sait perdre. Il n’avait jamais éprouvé la moindre pitié pour ses victimes, et donc n’en espérait aucune pour lui-même.

— Tom, fit le vieux aux lunettes cerclées d’or, qui vous a prévenu ?

— Personne, répondit Limber. J’ai senti venir le coup tout seul.

— Soyez raisonnable, fit le boss. Vous n’avez donc pas envie que tout se passe le mieux du monde ?

Limber songea que son interlocuteur tenait absolument à savoir qui l’avait alerté. Le fait qu’il se fût déplacé pour conduire en personne cet interrogatoire, lui qui répugnait aux besognes subalternes, prouvait l’intérêt qu’il portait à la chose. Or, à cet instant crucial où il savait que son destin se bouclait, Tom Limber se dit que l’ultime luxe qui lui était permis consistait à faire chier ses tourmenteurs.