— Vous ne voudriez pas que j’invente n’importe quoi, objecta-t-il. Je vous le répète, ayant remarqué que le climat changeait en ce qui me concernait, j’en ai tiré des conclusions.
Le vieillard hocha la tête, sa paupière tombante recouvrait presque complètement son œil, l’obligeant à rejeter le buste en arrière pour pouvoir regarder ses vis-à-vis.
— C’est vous qui décidez, Tom, déclara-t-il d’un ton paisible.
Et il fit signe aux autres qu’il leur laissait l’initiative. D’un commun accord, ils se tournèrent vers le blond, puisque c’était lui, initialement, qui avait reçu l’ordre de « neutraliser » Tom Limber.
Le blond réfléchit un instant, puis dit à Tom :
— On va t’attacher par les pieds à cette barre fixe.
— O.K., Karl ! répondit Limber.
— Après quoi, poursuivit Karl, on suspendra à tes bras la plus lourde des haltères.
— Dur, dur ! fit Limber avec une grimace.
Il songea qu’il avait été con. En les découvrant sur son palier, tout à l’heure, il aurait dû tenter quelque chose qui les aurait contraints à défourailler. Criblé de balles, il n’aurait pas trop souffert, tandis que maintenant ça allait être sa fête !
Les quatre tortionnaires s’activèrent. Ils avaient les gestes précis des aides-bourreaux.
Un instant plus tard, Limber se trouvait suspendu, non par les pieds, mais par la pliure du genou, car il fallait laisser une marge entre ses mains et le sol pour pouvoir fixer l’haltère. Il avait l’impression affreuse d’un arrachement au niveau de son ventre. Le sang envahissait son cerveau. Tout devenait rouge et brûlant.
— Je vais crever, les gars ! eut-il la force d’articuler.
Alors le vieux quitta son siège chromé pour venir se pencher sur son visage violacé.
— Et si on faisait un marché, Tom ?
Maintenant c’était sa poitrine que Limber sentait se disloquer.
— Mon cul ! haleta le supplicié. Avec vous… y a jamais… de marché !
— Supposez que je m’offre ce plaisir pour rendre hommage à votre courage ? Vous savez que nous disposons d’une maison de repos où nous traitons certaines personnes ? Dites-moi le nom de votre informateur et je vous fais admettre dans ce centre.
— A vie ? demanda Tom.
— Tout au moins jusqu’à ce que vous ayez perdu le souvenir de certains faits, ce qui est très possible car nos docteurs y pratiquent des traitements miraculeux.
L’esprit embrumé par la souffrance, Tom balbutia :
— Pourquoi pas ?
Quelque chose, au fond de son entendement regimbait. « Ton goût de la vie l’emporte, Tom ! Tu te fais baiser comme un plouc. » Il ne pouvait cependant pas contourner cette ultime chance.
— C’est Irving Clay qui m’a affranchi.
— Vous mentez, Tom !
L’autre avait l’horrible impression que son corps se déchirait. Ses muscles, sa chair, ses os distendus par la charge énorme qu’on leur infligeait cédaient peu à peu à cette traction formidable. Ses poumons ne parvenaient plus à fonctionner et la brume rouge emplissant sa tête virait au noir. Pourtant, son cerveau continuait d’analyser la situation et de lui proposer des idées.
— Comment saurais-je qu’Irving faisait partie de la charrette des condamnés s’il ne me l’avait pas dit ? objecta Limber, dans une protestation désespérée.
Le raisonnement avait atteint son but. L’homme aux cheveux blancs ne répondit pas. Il ôta ses lunettes afin de les fourbir à l’aide de sa pochette de soie.
— Et qui a prévenu Irving ? insista-t-il.
— Je n’en sais rien. On était très liés. Une nuit, il m’a appelé et m’a dit : « Tom, je viens d’être informé qu’ils vont faire le ménage, au Cartel. Nous sommes sur la liste, toi et moi ; le moment est venu de faire quelque chose pour nous ! ». Et il a raccroché. Le lendemain, il partait pour l’Europe. Je n’ai plus jamais eu de contact avec lui.
Sur ces mots, proférés dans un suprême élan d’énergie, Limber perdit connaissance.
— Détachez-le ! ordonna le vieux.
Ils s’empressèrent. Quelques secondes plus tard, Tom gisait sur le sol du gymnase, le souffle haletant. Sa gueule de faux Noir était révulsée et l’on découvrait que la couleur avait été mal passée derrière les oreilles.
Le blond demanda au boss s’il comptait « réellement » l’expédier dans une maison de repos.
— De repos éternel, oui ! répondit cyniquement ce dernier.
Le type gominé s’en fut au lavabo et revint, tenant une serviette-éponge ruisselante d’eau qu’il appliqua charitablement sur le visage de Limber.
— Une vraie petite maman ! ironisa le trapu.
Nez-crochu haussa les épaules.
— Tu ne vas pas lui faire cadeau de sa mort ! fit-il avec un léger sourire.
Ils restèrent en cercle au-dessus de leur victime, guettant ses réactions. Au bout d’un instant, elle rouvrit les yeux, et des plaintes lamentables lui échappèrent.
— J’ai mal, geignit Limber. C’est comme si on m’avait déchiqueté…
— T’es un drôle de négro, dans ton genre, dit le blond. C’est vrai que tu es un peu pédoque, Tom ? Je me suis laissé dire que tu empafais des petits garçons, des coloureds légers, genre Portoricains.
Cette question fit comprendre à Tom que son destin était scellé. Bon, il avait fait son petit baroud d’honneur, maintenant il aspirait à crever le plus rapidement possible. L’intense douleur qui le fouaillait l’aiderait à subir son sort.
Le blond dégrafait le pantalon de Limber, puis le faisait glisser jusqu’à ses chevilles. Sous le vêtement rapiécé, Limber portait un délicat slip mauve à fines rayures vertes.
— Drôle de lingerie pour un clodo nègre ! ricana l’Arabe.
Le blond arracha le sous-vêtement d’une secousse. Le sexe modeste de Limber était grisâtre : il ne s’était pas badigeonné de teinture jusque-là. Il avait des poils châtain clair qui accentuaient encore l’anachronisme.
— Tu dois avoir le fion grand comme une entrée de métro, Tommy ! fit le blond.
Il dégaina son pistolet, écarta les fesses un peu flasques de Limber et enfonça brutalement le canon de l’arme dans son rectum.
— C’est bon ? demanda-t-il avec un sourire sadique.
Limber ferma les yeux et attendit. Le blond pressa par trois fois la détente. Tom Limber n’eut qu’un léger soubresaut. Chose curieuse, ses yeux se rouvrirent et il mourut en fixant l’énorme plafonnier blanc de la salle.
Le blond retira son pistolet avec dégoût et s’en fût le nettoyer au lavabo. Les autres regardaient le vieux qui arpentait le local d’une démarche saccadée. Au bout d’un moment, son énervement surmonté, il se planta devant ses hommes.
— Clay nous a baisés avec son cancer, déclara-t-il. Tom avait joué une belle partition en reprenant la peau d’un mendiant noir du quartier, mais Irving, lui, a agi dans le haut de gamme ! Il s’est rayé de l’état civil, ni plus ni moins. Garçons, il ne vous reste que vingt-quatre heures pour remettre la pendule de Clay à sa dernière heure.
Il sourit de son mot et ajouta :
— Je ne vous dis pas de chercher du côté de la femme, c’est l’abc du métier. En selle, mes gentils cow-boys, pour la chevauchée fantastique !
10
Elle me fait songer à Maryse. Pas à Maryse Kajapoul qu’un chirurgien est en train de brocher pour réparer sa guibolle martyrisée, mais à Maryse Bastié, la fameuse aviatrice qui traversa l’Atlantique, seule à bord de son zinc, en 36, et mourut connement (mais meurt-on intelligemment ?) dans un meeting aérien à Lyon. Même type de femme décidée, aux cheveux coupés court, au menton volontaire et dont « le regard n’a pas froid aux yeux ! » (dirait Béru).