— J’ai idée que ton coup de goumi lui a fait péter pas mal de boulons dans la boîte à idées, constaté-je.
— C’est aussi mon avis, fait Sauveur. Quand j’ai commencé à l’entreprendre, j’ai tout de suite compris qu’il roulait sur la jante. Je me suis dit que c’était peut-être une tactique, qu’il mijotait une arnaque à sa façon, histoire de gagner du temps, et qu’il allait me biter, ou du moins essayer mais, franchement, je pense que sa matière grise commence à lui dégouliner par les naseaux.
— Tu l’as bien fouillé ?
— Complet, jusqu’à l’oigne. Il ne placarde plus rien, certifie Kajapoul.
Rassuré, je me penche sur le gars :
— Vous m’entendez, Clay ?
Il opine de la tête.
— Vous savez qui nous sommes ?
Nouvel acquiescement muet.
— En ce cas, dites-le ! Qui sommes-nous, Clay ?
— Des Français.
Sa voix est totalement morte, sans timbre ni inflexions. J’imagine que si un poisson pouvait parler, il aurait cette voix-là.
— Des Français, oui, mais pouvez-vous préciser ?
Il désigne Sauveur du menton.
— Lui, il fait du trafic de voitures volées à Paris. Voitures de luxe. Vous, vous êtes policier.
Il m’est arrivé d’écouter une bande sonore sur un magnéto aux piles déchargées : ça donnait à peu près ce sirop de paroles, ce débit étiré comme du nougat de fête foraine.
Il a une frite plus regardable, Irving. Le gnon de mon pote bandit a dû lui briser la pommette et lui défoncer encore d’autres os de la tronche ; la partie gauche de celle-ci a au moins doublé de volume et tous ses traits s’en trouvent déformés. Il a « le visage sur le côté », si tu vois où je veux en venir. L’œil tuméfié, rouge de sang, est oblique. Un type avarié fait vite monstre. Il me le répétait sans trêve, le cher Albert Cohen : « La plus belle fille du monde, s’il lui manque deux dents de devant, cesse de t’intéresser. » La bouche aussi est de traviole. Le coup de crosse du Turc, dans le genre dévastateur, on ne trouve pas pire. Il y a mis tout son jus, le frère ! Toute sa haine ! Ça, ça s’appelle ravager la gueule d’un forban. Maintenant il est en déliquescence, Clay ; sur les rives de la gâtouillette. Son esprit aussi est de guingois.
Il dit :
— Croyez-vous que Dieu me pardonnera mes fautes ? Je suis un misérable pêcheur, si vous saviez. Le plus abject parmi les pires ! La lie de la société. Sa purulence.
Allons bon, voilà autre chose : la confession publique maintenant !
Sauveur murmure :
— Tu vois ? Je t’ai dit qu’il déraillait.
Lancé, Irving continue :
— Je suis de Pittsburgh, en Pennsylvanie, l’un des plus gros centres sidérurgiques du monde. Mon père était pasteur. Ma mère est morte en me donnant la vie, ça a été ma première victime. J’ai été élevé distraitement par le pasteur, aidé de sa sœur, une vieille toquée plus confite que lui en dévotion. Très tôt, je me suis montré un garnement impossible. A huit ans je volais des denrées dans les magasins, à douze c’était des voitures, à quinze je braquais des caissiers.
« Lorsque j’avais maille à partir avec la police, mon père me faisait des sermons. Il a beaucoup prié pour moi, pour que je “revienne dans le sein du Seigneur”, répétait-il.
« On m’a collé dans une maison de redressement jusqu’à ma majorité. Là-bas, j’ai fait la connaissance de Giuseppe Sandrini, un petit Sicilien fraîchement émigré qui allait devenir l’un des rois du grand banditisme et qui l’est demeuré jusqu’au jour où je lui ai vidé un chargeur dans le ventre pour prendre sa place.
« J’étais installé sur la côte Est et j’y ai fait des affaires juteuses, et puis j’ai compris que les temps étaient changés. Les chefs de bande devenaient des artisans que les grandes organisations allaient écraser. L’époque Al Capone, Dillinger et consorts appartenait à l’Histoire. Le Crime, comme les industries, abordait l’ère des multinationales. J’ai opéré une conversion en douceur et suis entré au Cartel Noir. Je ne sais si vous connaissez ce consortium ? »
— J’en ai entendu parler.
— C’est une espèce d’association toute-puissante, avec des implications politiques, voire militaires. La police est à sa botte. Elle exerce un pouvoir comparable à celui qu’avait en Angleterre l’Intelligence Service avant la dernière guerre. Je m’y suis taillé une place importante, très importante puisque c’était moi qui dirigeais le département « meurtres ». J’avais formé une équipe d’élite aux techniques sophistiquées. La mort silencieuse. Vous ne pouvez pas savoir le nombre de personnalités qui sont décédées de notre fait, sans qu’il y ait le plus léger doute quant à la nature de leur trépas. J’étais une sorte de ministre des exécutions délicates au sein du Cartel Noir. Je percevais des sommes folles. Je menais la grande vie.
« J’avais eu le bonheur de rencontrer une femme merveilleuse : Joan. Lorsque je l’ai connue, elle était mariée à un sénateur âgé avec lequel elle s’ennuyait. Nous deux, ça a été le coup de foudre. Elle a quitté son vieux bonhomme pour me suivre. Au début, elle ignorait tout de mes activités, mais progressivement, elle a compris que celles-ci étaient « particulières ». Alors je l’ai initiée. C’était… comment vous dire ça, une aventurière. Une vraie, dans l’âme. Loin d’être effrayée, elle s’est montrée ravie et a insisté pour m’assister dans mon travail. Une fille époustouflante. Et maintenant, elle est morte, tuée par mon propre frère ! »
Une larme coule de son œil encore valide. Il ne la sent pas.
Sauveur s’est éloigné pour pisser. Il est écœuré.
— Complètement jobastre ! ronchonne-t-il. Siphonné à mort.
Il sent que sa vengeance lui échappe. On n’abat pas un demeuré.
— Tu crois pas qu’il nous chambre ? me demande-t-il en balançant une louise consécutive à sa miction. Et si c’était de la frime, flic ? La grande scène du demeuré ? Ce charognard est capable de tout. Suppose qu’il nous la fasse au reprentir ? Il s’affale, chique les lamentables : Dieu, le remords, tout le roman rose. Il se dit qu’après sa confession pathétique, on n’aura pas beau schpile pour le mettre en l’air ; que le cœur n’y sera plus.
C’est justement la question qui me tourmente. Jamais je n’ai rencontré une conjoncture aussi ambiguë. Avons-nous affaire à un formidable comédien qui, voyant la situation perdue, joue son va-tout ?
Clay repart, toujours de ce même débit sirupeux :
— J’étais heureux, tout fonctionnait à merveille. Jusqu’au jours où il s’est produit au Cartel cette damnée bavure…
— Quelle bavure, Clay ?
— Je dois vous dire qu’une fois par mois, il y avait une conférence d’état-major au Cartel. Les chefs de section, nous nous réunissions dans un bureau de Manhattan. Nous étions cinq. Le vieux Ray Strong écoutait nos critiques et nous donnait des instructions. Il tenait à ces petits séminaires afin, disait-il, de maintenir « l’esprit de corps », comme dans l’armée ! Lors de ces entretiens, nous nous trouvions en liaison phonique avec le bureau d’un des grands patrons dont nous ne connaissions ni le nom ni le visage, mais seulement la voix, car il lui arrivait d’intervenir au cours de nos discussions pour trancher un différend ou encore lancer un avertissement. Lorsque la réunion était terminée, Strong nous quittait et nous prenions un verre.