— Comment vous sentez-vous ? poursuis-je en m’asseyant au bord de son pieu, fort malencontreusement, car j’écrase de mon séant le seul élément de sa personne qui fût resté valide : son pied gauche.
Son cri me fait me relever.
— Excusez ! dis-je. Faut-il sonner l’infirmière ?
La vieille déglinguée secoue négativement le chef.
— Non, ça ira. Qui êtes-vous ?
— Nous sommes envoyés par votre assurance pour un complément d’information.
— Mais, bêle la pauvre brebis calleuse, tout a été réglé, c’est en ordre.
Je lui souris.
— Simples points de détail à éclaircir pour le rapport définitif, Mistress Boil.
— Ah bon !
Je feins de ne pas m’occuper du lit voisin. Mais voilà que « Tarte-aux-fraises » marche délibérément dans notre direction.
— Hé, vous ! fait-il en pointant sur mon triceps un index gros comme ta queue en érection.
— Moi ? gagné-je du temps.
— Oui. Vous êtes français ?
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Parce que ça s’entend.
Un certain froid monte le long de mes jambes, glace mes génitoires, investit mon rectum, grimpe encore… Bon, je suppose qu’on l’a dans le fignedé et que ma ruse compte pour du beurre rance.
Alors voilà qu’il se passe des choses. Pas des jolies. C’est le gros caca de chien sur le tapis persan de la marquise ! Ce con de Sauveur trouve rien de mieux que de dégainer sa rapière et d’enfoncer le canon dans le bide du poulardin.
— On se calme ! il tonne.
Comme quoi, quand t’es forban, tu le restes pour toute ta vie.
— Papa ! Je t’en supplie ! lance la pauvre Maryse.
Je me demande comment un pareil imbroglio va pouvoir se dénouer. C’est Tarte-aux-fraises qui trouve la soluce. Putain, ce coup de boule taurin qu’il file dans le clapoir à Kajapoul ! Un mouvement bref, parti de l’instinct. Monumental ! Sauveur tombe sur son cul comme une poire trop mûre largue l’espalier. Complètement estourbi. Tu pourrais le compter dix sans problème. Il a lâché son feu et Tarte-aux-fraises, sans perdre une seconde, a posé le pied dessus. Son pote se pointe à la rescousse. C’est joué avec une célérité qui force l’admiration. Je crois qu’en Francerie on a beaucoup à apprendre de nos homologues ricains. Nous nous retrouvons menottes aux poignets en deux coups les gros. Pas flambards. M’est avis que la cote du Sana enregistre un léger fléchissement à la bourse des limiers d’élite ! Ah ! il n’est pas près de retrouver la douceur angevine, Tonio !
Les deux bédis sont des fédés. Ils nous ont drivés dans un bureau vitré insonorisé. A travers les cloisons de verre, tu découvres d’autres burlingues, et d’autres encore, plus loin. Toute la vie de l’hôtel de police se trouve exposée. On aperçoit des draupers en civil, d’autres en uniforme, des prévenus, des chefs, des putes, des camés fin perdus. La faune de « Detective Story », quoi.
Goret-rose et Tarte-aux-fraises ont accroché leurs vestons et leurs badas de carnaval au portemanteau. Ils arborent des limaces à manches courtes et tout deux ont des brandillons musculeux, couverts de poils blond-roux. Ils sont du genre taciturne. Ils parlent peu, mais ce qu’ils disent c’est rien que du concentré. Ils nous ont fouillés et tout ce que nous avions en poche se trouve étalé sur la plaque de verre du bureau. Le butin de Sauveur : liasses de mille verdâtres et cailloux où pullulent les carats sont gracieux. Là, espère, ça nous enrichit le pedigree. Je me sens flic pourri à outrance.
Tarte-aux-fraises sort s’acheter un Coca au distributeur du hall. Il revient en buvant à la boutanche. Son holster lui confère une allure de flic de films noirs : le méchant aux coups tordus. Goret-rose, lui, depuis plus d’un quart d’heure examine nos fats scrupuleusement, et quand il a terminé, recommence. A la fin, il sort en les emportant et c’est Tarte-aux-fraises qui nous prend en charge, sa bouteille de Coca à la main. Sauveur a les deux lèvres éclatées, gonflées. Il a paumé une dent de devant et on voit une brèche noire dans sa clape qui fait tout sauf distingué. Il arbore ce fatalisme propre aux truands que les perdreaux viennent de serrer. Chez messieurs les hommes, la défaite s’accepte avec dignité.
Au bout d’un peu, Tarte-aux-fraises s’adresse à moi :
— C’est vous qui avez volé le station-wagon des campeurs dans la forêt de Thank’s Verymuch ?
Si je m’attendais ! Un vrai pro ! Toujours attaquer un prévenu par un délit mineur pour le rassurer. C’est plaisant. Seulement, comme il a affaire à un autre vrai pro, ça perd de son charme.
Il ajoute :
— La fille de l’hôpital… (il consulte un faf), Maryse Kajapoul, a reconnu le fait. Vous l’avez transportée dans le véhicule en question.
— Ecoutez, dis-je, je suis aussi de la Maison, alors on ne va pas se mettre à finasser ; nous allons tous gagner un temps appréciable en jouant cartes sur table. Je conçois que ma position vous semble équivoque, pourtant, malgré les apparences, je suis irréprochable.
Il n’a pas l’air joyce de ma propose. Reste plantigrade. Hostile. C’est pourtant agréable pour un poulet, un prévenu qui propose de jacter.
Son pote revient. Il tient un feuillet genre télégramme qu’il met sous le nez de son collègue. Tarte-aux-fraises lit et reste impavide. L’autre froisse le papelard et le glisse dans sa poche de pantalon. La scène tourne à l’irréel. Les deux mecs continuent de nous observer sans parler. Goret-rose regarde sa montre. Dehors, la journée qui en a un coup dans l’aile commence gentiment à violir. L’appareil à air conditionné zonzonne doucement. Quelque part, malgré les vitrages insonorisés, une fille pousse un cri hystéro. Machinalement, on la cherche des yeux à travers la succession de bureaux, mais on ne voit rien. J’ai faim, soif et sommeil. Surtout soif.
— Je pourrais avoir un verre d’eau ? finis-je par demander.
Ils ne répondent rien, mais ça donne l’idée à Tarte-aux-fraises d’achever son Coca.
On attend encore.
— Dites donc, fais-je, j’aimerais bien qu’on prenne ma déposition, c’est envisageable ?
Un voyant vert s’allume sur le socle du téléphone. Goret-rose décroche :
— Oui, c’est moi ! Passez-moi la communication.
Un temps. Il écoute. C’est plutôt bref. Il fait « O.K. », raccroche. Puis, à nous :
— Remettez tout ça dans vos poches !
On ne pige pas. Il répète :
— Vous m’avez entendu ? Reprenez votre foutu fourbi.
Eberlués, chacun de nous récupère ce qu’il avait dans ses vagues avant la fouille. Sauveur, pourtant, hésite à se saisir des dollars et des cailloux. Il jette un regard interrogateur aux deux fédés, lesquels ont un acquiescement maussade. Alors, bon, il se charge. Tarte-aux-fraises va même prendre le pistolet dont l’avait menacé le Turc et le lui tend par la crosse. Là alors, on n’en peut plus de pas piger.
— Suivez-nous !
On retraverse les locaux sans être menottés. L’air sent la sueur, la poussière ; les climatiseurs malaxent tout ça.
Sur le perron, la chaleur de cette fin d’après-midi nous suffoque. Comme nous apparaissons, une énorme limousine de 15 places, qu’on trouve seulement aux States, et qui stationnait en double file, s’avance. Elle se range pile devant nous. Goret-rose ouvre l’une des portières.
— Montez ! enjoint-il.
Nous obtempérons. A l’intérieur, ils sont quatre, plus le chauffeur. Quatre gonziers aux mines tellement rébarbatives qu’elles guériraient le hoquet d’une tigresse allaitant ses petits. On s’assied sur la banquette placée dans le sens inverse de la marche, c’est-à-dire face aux quatre personnages mentionnés sur l’étiquette, au-dessus de la date limite de conservation du produit.