Il s’adresse aux invités.
— Chers membres, commence-t-il, je vous remercie d’avoir tous répondu à mon invitation. Permettez-moi de passer maintenant aux choses sérieuses et de vous informer de l’évolution de différentes affaires qui furent préoccupantes pour le Cartel mais qui sont en passe de trouver leur solution.
« Vous apercevez, sur la grille du vivarium, un homme entravé. Il s’agit de Petro Da Silva qui centralisait les revenus du Cartel sur la côte Ouest en ce qui concerne les stupéfiants. Notre brigade de contrôle a découvert des malversations que Da Silva a commises pour un montant de huit cent quarante-trois mille dollars. Il a reconnu les faits. Nous avons pensé qu’une telle indélicatesse méritait la mort car, si le Cartel Noir ne se montre pas intraitable sur la probité de ceux qui travaillent pour lui, c’est tout son crédit qui risque de s’effondrer. Comme chaque fois, nous allons procéder à un vote qui confirmera ou infirmera la sentence proposée par les sages. Qui est pour la neutralisation de Da Silva ? »
Toutes les mains se lèvent.
— L’unanimité, enregistre celui que, spontanément, j’ai appelé « le grand inquisiteur ». Eh bien ! que les choses s’accomplissent !
Il fait signe à l’un des deux marins. L’homme désigné se dirige vers une espèce de potence fichée à l’un des angles de l’aquarium. Une chaînette pourvue d’une poignée en pend. Il tire dessus. Alors la grille surmontant le vivarium aux caïmans s’ouvre en son milieu et l’homme dévêtu choit dans la terrible cuve.
Ce qui s’opère alors dépasse l’entendement. A peine en contact avec l’eau, le malheureux est littéralement happé. Huit gueules béantes, d’un rouge violine, se referment sur lui. Chaque saurien tire sa prise à lui. L’eau devient rouge. Le corps du supplicié est écartelé, disloqué, broyé, mangé ! Indescriptible ? Non, puisque je suis en train de décrire. Mais j’en rajoute pas, me cantonne dans les limites du supportable, pas que t’ailles au refile, mon lecteur si douillet ! On voit flotter entre deux eaux des lambeaux de chair, tiens, si je te disais : un pied ! C’est terrible, un pied tout seul. Des entrailles s’étirent comme se dénoue un nœud de serpents. La tête, dédaignée, roule au fond du bac de verre, se déplaçant au gré de l’agitation des reptiles. L’horreur ! The horror !
Et ce sinistre aréopage contemple la scène sans broncher. Les femmes ne pâlissent même pas. M’est avis que ce joli trèpe est accoutumé à de telles « exécutions ». Les crocos bouffent avec voracité car on doit les affamer préalablement. Ils se battent pour des reliefs. Remontent en surface pour mastiquer joyeusement. Des tronçons d’os sortent de leurs clapes géantes. A présent, la flotte est à ce point teintée par le sang qu’on ne distingue plus très bien les ébats des joyeux drilles.
Le mataf a actionné de nouveau la chaînette et les deux parties de la grille ont repris leur position initiale.
— Bien, fait le grand inquisiteur, voilà donc un premier point réglé. A présent, nous devons nous occuper des deux hommes que voilà. Etrange cas que le leur. Ils sont l’un et l’autre français. Celui-ci est policier et occupe d’importantes fonctions à Paris. Celui-là, au contraire, est un petit gangster, sans doute pas très malin puisqu’il a passé davantage d’années dans les prisons que dehors.
Rires complaisants de l’auditoire.
— Avant de vous parler d’eux davantage, reprend l’orateur, il me faut, mes chers amis, vous signaler un fait capital. Il y a peu de temps, le Cartel Noir, pour des raisons top secret, a décidé de faire disparaître cinq de ses membres actifs : Franck Studder, Charly Rendell, Quentin Deware, Tom Limber et Irving Clay. Pour les quatre premiers, le « contrat » les concernant a été accompli normalement. Pour le dernier, il n’a pas été possible de… l’exécuter pour l’excellente raison que Clay est décédé avant, de sa bonne mort : cancer. Des vérifications furent faites par les gars du Cartel (insuffisantes, nous devions nous en apercevoir par la suite). Je vous le dis d’emblée, Clay nous a feintés avec sa mort naturelle. En réalité, il avait ramené d’un voyage en France une petite crapule à qui il a fait prendre sa place au moment de la crémation.
« Astucieux ! Clay avait été prévenu que ses jours étaient comptés et avait eu l’idée de ce gag pour s’en sortir. Malheureusement pour son plan, le damné Français était un coureur de filles. Pendant son séjour chez Clay, à Gulfport, il était devenu l’amant d’une petite entraîneuse noire. Comme le gars, en outre, était du genre fouille-merde, il avait déniché le téléphone de Clay à Fresno, où Irving comptait se “retirer” et l’avait communiqué à sa moricaude. Vous avez bien suivi, ladies and gentleman ? O.K. C’est là que se situe l’arrivée de ces deux hommes qui, je le suppose, étaient à la recherche de la petite crapule de chez eux, un certain de La Roca. Leurs recherches les ont conduits chez l’entraîneuse qu’ils ont noyée dans sa baignoire après l’avoir fait parler. »
— Faux ! m’écrié-je. Je suis policier, non assassin !
L’homme murmure, sans s’émouvoir :
— Un instant, je vous prie.
Puis, reprenant le fil de son récit :
— Comme ils avaient demandé l’adresse de la fille à ses compagnes et rencontré des voisins à elle dans l’escalier, il n’a pas été difficile à la police du Mississippi de découvrir leurs traces et d’apprendre qu’ils avaient pris l’avion pour la Californie. Les fédés ont été mis sur le coup. Enquête éclair qui leur vaudra la reconnaissance du Cartel Noir. Ils ont arrêté ces deux personnages qui avaient assassiné le frère de la femme de Clay près d’une mine abandonnée de la Sierra Nevada.
— Faux ! réitéré-je.
Le grand inquisiteur me sourit avec presque de la bienveillance :
— Le moment est venu de vous expliquer, monsieur le détective.
A cet instant, je me dis que pour ces braves notables de la haute criminalité, les plus belles paroles, les plus émouvantes, les plus exaltantes constituent de la musique pour sourdingues. Quand on donne à becter un homme vivant à huit caïmans affamés, la sensibilité est lettre morte. Je leur réciterais du Marguerite Duras ou les manuscrits de la mer Morte, ce serait du pareil au même. Néanmoins, soucieux de ne rien négliger, je leur raconte par le menu et avec une concision qui filerait la chiasse verte à Bossuet soi-même, la cascade d’événements qui se sont déroulés jusqu’à ce jour. Je ne passe sous silence que la façon pittoresque dont j’ai fait la connaissance de Manolo de La Roca, car ils ne pigeraient pas en quoi consiste une minette longue durée. Je leur donne les motifs, le développement de mon enquête, ne taisant aucun des événements. A la fin, ils poussent une exclamation lorsque je leur annonce que Clay est mort pour de bon, buté par mon copain truand. J’explique en quel lieu il se trouve ; ils n’auront aucun mal à récupérer sa carcasse dans le cas où elle les intéresserait.
Lorsque je me tais, le grand inquisiteur opine, l’air satisfait.
— Que voilà donc une bonne nouvelle, dit-il.
Et tous de renchérir.
— Monsieur le détective, fait-il, se tournant vers moi, votre récit avait des accents de vérité qui me donnent à penser que c’est bien ainsi que les choses se sont déroulées. J’aimerais pourtant insister sur un point : Irving Clay vous a-t-il fait des confidences avant de mourir ?
— Comment aurait-il pu m’en faire : il était dans le coma à la suite du terrible coup de crosse que lui a porté Mister Kajapoul !
Il assentime de rechef (d’état-major).
— Vous l’avez coursé à bord d’un hélicoptère ?